Les opinions publiques arabes comme enjeu des relations internationales (Mohamed El Oifi)
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Les opinions publiques arabes comme enjeu des relations internationales
Mohamed El Oifi
Maître de conférences à l’Institut d’Etudes politiques de Paris
In Maghreb-Machrek, n° 204, Eté 2010
L’intérêt politique et scientifique manifesté pour « le thème des opinions publiques arabes » est tout à fait neuf. Il reflète des préoccupations diverses, fait l’objet d’usages multiples et le plus souvent contradictoires. Tout d’abord, ce thème exprime « l’inquiétude » générale face à l’incapacité des gouvernements arabes à gérer leurs opinions publiques, notamment les franges les plus radicales. L’organisation d’élections libres et concurrentielles dans les pays arabes, conformément à la « mission démocratisatrice » de l’administration américaine (notamment celle de l’administration Bush) signifie l’éviction du pouvoir ou la fragilisation des gouvernants arabes alliés des États-Unis au profit des forces opposées à la présence américaine au Moyen-Orient (1). Mais, l’argument des opinions publiques est également brandi par divers protagonistes politiques qui en font des usages souvent contradictoires. Cependant, cette prétention récente de parler au nom du peuple (2), d’avoir « la rue avec soi », d’exiger ou d’accepter l’arbitrage des urnes, montre à quel point la notion d’opinion publique est devenue centrale dans le débat politique arabe d’aujourd’hui.
Si le recours à l’opinion publique à travers le choix démocratique est considéré comme une option politique susceptible d’atténuer la violence et de réguler les systèmes politiques arabes, il est également présenté par les contestataires comme le moyen le plus efficace et le moins coûteux pour mettre fin (3) à la domination des grandes puissances sur le monde arabe.
La prise en compte de cette « nouvelle » variable aussi bien pour la compréhension des processus politiques (4) dans le monde arabe que dans la formulation des politiques étrangères (5) à l’égard de cette région représente (6) une piste de recherche désormais incontournable. Elle vient combler une lacune d’autant plus regrettable que ces opinions publiques ne représentent pas uniquement une question de politique intérieure, leur dimension internationale est, à certains égards, plus importante.
Mais l’opinion publique est un concept complexe dont les usages scientifiques et politiques sont liés et qui est difficilement mesurable et qui contredit le plus souvent les prévisions des sondeurs les plus perspicaces (7). Ce n’est cependant pas toujours l’instrument de mesure, et notamment les sondages, qui est en cause, mais celui qui est censé mesurer (8). Louis Sébastien Mercier, au XVIIIe siècle, ironisait déjà sur les premières tentatives de mesurer scientifiquement l’« esprit public » durant la révolution de 1789. On en apprend plus, suggérait-il, sur l’observateur que sur le sujet de son observation : « ils mettaient (les sondeurs), pour ainsi dire, les mains sur le thermomètre en le consultant et prenaient pour la température de l’air la chaleur plus ou moins grande de leurs mains (9) ». Le sociologue allemand, Jürgen Habermas, est plus sévère : il condamne toute tentative de réduire l’opinion publique aux repères chiffrés issus des sondages : « jamais le matériel d’un sondage (les opinions d’un échantillonnage quelconque de la population) n’a par lui-même – et pour la seule raison qu’il viendrait nourrir des réflexions, des décisions ou des mesures revêtant une certaine importance politique – valeur d’opinion publique (10) ».
La remise en cause des instruments de mesure de l’opinion publique est doublée d’une réelle difficulté de définir un terme polysémique aux multiples implications politiques et idéologiques (11). En effet, l’opinion publique diffère de l’opinion individuelle, dans la mesure où il ne s’agit pas d’un point de vue isolé, d’une évaluation personnelle de la réalité, mais d’une conception partagée par plusieurs personnes ou par un groupe constitué concernant un problème public donné. Les opinions deviennent publiques lorsqu’elles font l’objet d’une préoccupation et d’une discussion collective et sont mises par conséquent sur l’agenda politique.
L’usage fréquent de la notion d’opinion publique, loin de stabiliser son sens et d’asseoir sa légitimité, en a fait une notion décriée, voire contestée. À cet égard, la critique du sociologue Pierre Bourdieu a été la plus incisive mais également la plus salutaire, il considère que « ce qu’on appelle opinion publique n’est qu’un artefact produit par les sondeurs, qui imposent leur problématique à des individus isolés et atomisés, qui ne font donc pas des réponses légitimes puisqu’ils sont interrogés dans une situation totalement arbitraire, sur des sujets qu’ils ne connaissent généralement pas mais auxquels ils se croyaient obligés de répondre (12) ».
En réalité, toute société est animée par une multiplicité d’opinions qui expriment des grandes tendances et reflètent l’état d’un rapport de force entre différents groupes sociaux porteurs de valeurs et d’intérêts divergents. Ainsi, inscrite dans son contexte sociologique et historique, l’opinion publique ne peut pas être réduite à un artefact produit par les sondages, de même que l’absence de sondages, en tant que simple technique de mesure des opinions publiques, ne signifie nullement que l’opinion publique n’existe pas (13). Cela reviendrait à affirmer qu’un fiévreux est sain pour la seule raison que l’on ne dispose par de thermomètre pour mesurer sa fièvre.
En effet, l’opinion publique a une histoire, des lieux et des processus de formation, et des acteurs qui l’animent dans le sens de la cristallisation de consensus provisoires ou de l’approfondissement de conflits persistants. Il convient donc d’arracher cette notion à l’abstraction qui la rend stérile, voire inutile, et de l’inscrire dans le jeu politique ordinaire en s’interrogeant sur les processus de formation des opinions publiques et en analysant le jeu complexe des groupes d’acteurs pour séduire, manipuler, gérer l’opinion publique ou même nier la réalité de son existence quand cela sert les stratégies de pouvoir.
Dans le monde arabe, l’articulation entre les opinions publiques et l’espace politique pose certaines questions spécifiques à la région, et qui sont essentiellement liées à la nature de ces opinions, à celle des régimes ainsi qu’à la rareté ou au manque de fiabilité des données statistiques existantes.
En effet, pour des raisons historiques, culturelles mais également linguistiques, les opinions publiques arabes possèdent une double nature : nationale et transnationale 14. Cette configuration des opinions publiques basée sur la vigueur des identifications supranationales et sur la multiappartenance rend complexes la compréhension de leur fonctionnement ainsi que leur gestion.
De même que l’interrogation sur l’état et le fonctionnement des opinions publiques dans le monde arabe doit prendre en compte le fait que les élections ne sont pas le mode de régulation du pouvoir, la voix du peuple ne décide ni de la nature du régime ni de l’identité de ceux qui détiennent le pouvoir. Cela signifie qu’il n’y a pas de lien explicite institutionnellement et constitutionnellement 15 organisé entre les opinions publiques et la sphère politique. Un rapport de force dysfonctionnel s’est progressivement installé, les gouvernements voulant subordonner les opinions publiques à leurs actions, et ces dernières s’efforçant de construire et de préserver leur autonomie par rapport à des gouvernants autoritaires et discrédités. À la logique fusionnelle voulue par les gouvernants s’est progressivement substitué une dichotomisation antagonique : gouvernants/opinions publiques
. Les transformations structurelles qu’ont connues les sociétés arabes (alphabétisation, urbanisation, etc.), l’épuisement de la légitimité des pouvoirs et l’émergence de médias panarabes relativement indépendants ont accéléré les processus de politisation et d’autonomisation des opinions publiques. Ainsi, si la réalité des opinions publiques dans le monde arabe semble être enfin reconnue comme une variable politique déterminante pour l’avenir, leur gestion paraît plus que problématique.
En effet, le vote et la tenue d’élections libres et honnêtes représentent le moyen le plus adéquat pour donner à ces opinions publiques une matérialité, d’autant plus que la promotion de la démocratie est devenue l’idéologie officielle de la diplomatie des États-Unis, principal acteur politique et militaire dans la région. Mais les élections récentes tenues aussi bien en Égypte, en Irak ou en Palestine par exemple montrent que l’arbitrage du peuple ne peut être réellement accepté que s’il sauvegarde les intérêts de ceux qui sont déjà au pouvoir et de leurs soutiens internationaux 16.
Dans cette perspective, la voix du peuple est secondaire, on fait « comme si une opinion publique hostile n’existait pas et on continue de gouverner », les élections ne sont que le moyen de relégitimer la détention d’un pouvoir déjà acquis 17. L’alternance du pouvoir n’est ni constitutionnellement (le cas des monarchies arabes) ni politiquement (le cas des républiques) envisagée. Dans ce cas, la déception des opinions publiques exprimée par divers leaders d’opinion dans un espace public arabe relativement pluraliste grâce, notamment, aux télévisions d’information en continu ou incontrôlable dans le cas d’Internet, se traduit par un abandon massif du champ politique officiel au profit des organisations sociales parallèles aux références souvent religieuses et qui participent à moyen terme à la formation d’un champ politique alternatif, représentatif du peuple et soumis à la tyrannie de l’opinion publique.
1. Les résultats des élections législatives en Égypte en décembre 2005 et dans les territoires palestiniens en janvier 2006 sont venus confirmer ces craintes, de même que la mobilisation de la « rue libanaise » par l’opposition et par le gouvernement, durant l’automne 2006, illustrent cette irruption organisée des opinions publiques dans l’espace politique. De nombreux instituts de sondage américains ont manifesté un intérêt spécial pour l’état de l’opinion dans le monde arabe.
2. Y. Mény, Y. Surel, Par le peuple, pour le peuple : le populisme et les démocraties, Paris, Fayard, 2000.
3 . Comme le prophétise R.N.Haass, « The New Middle East »,Foreign Affairs, Novembre-Décembre 2006
4. M. Lynch, “Beyond the Arab Street: Iraq and the Arab Public Sphere”, Politics & Society, vol. 31, n° 1, mars 2003, pp. 55-91
. 5. A. T. J. Lennon, The Battle for Hearts and Minds. Using Soft Power to Undermine Terrorist Networks, Cambridge,The MIT Press, 2003.
6. M. Lynch, “Taking Arabs seriously”, Foreign Affairs, vol. 82, n° 5, septembreoctobre 2003.
7. P. Champagne, « Les sondages, le vote et la démocratie », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 109, octobre 1995, pp. 73-92.
8. P. Beaud, « L’opinion publique », dans P. Beaud et alii, Sociologie de la communication, Paris, CNET, coll. « Réseaux », 1997, p. 315.
9. Cité par M. Ozouf, « Esprit public », dans F. Furet, M. Ozouf, Dictionnaire critique de la révolution, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1988, p. 711.
10. J. Habermas, L’espace public, l’archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, coll. « Critique de la politique », 1986, p. 254.
11. J. Lazar, L’opinion publique, Paris, Dalloz, 1995.
12. P. Bréchon (dir.), La Gouvernance de l’opinion publique, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 14.
13. M. Ozouf, « Le concept d’opinion publique au XVIIIe siècle », dans P. Beaud et alii, op. cit., 1997.
14. M. El Oifi, « L’opinion publique arabe entre logiques étatiques et solidarités transnationales », Raisons Politiques, n° 19, août-septembre 2005.
15. N. Bernard-Maugiron, J.-N. Ferrié (dir.), Les architectures constitutionnelles des régimes politiques arabes. De l’autoritarisme à la démocratisation, Égypte/monde arabe n° 2, 3e série, 2005.
16. I. A. Hamdy (dir.), “Elections in the Middle East, what Do they Mean ?”, Cairo Papers in Social Studies, vol. 25, n° 1-2, printemps-été 2002.
17 . G. Hertmet, R.Rose, A.Rouquié,Elections without choice, Londres, Basingstoke, Macmillan, 1978
Plan de la suite de l’article :
LA RECONNAISSANCE DES OPINIONS PUBLIQUES DANS LE MONDE ARABE COMME UNE VARIABLE POLITIQUE IMPORTANTE
Les raisons multiples d’une reconnaissance tardive
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Le 11 septembre 2001
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L’invocation des opinions publiques dans l’explication de l’inefficacité des régimes
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L’opinion publique et la crise des identités nationales
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Deux ponts de vue arabes divergents sur le poids des opinions publiques
Les raisons de l’émergence des opinions publiques dans le monde arabe
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Transformations sociales structurelles et essoufflement des légitimités politiques
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L’impact de la révolution de l’information
LA CONNAISSANCE DES OPINIONS PUBLIQUES ARABES : STRUCTURES ET PREFERENCES
Les structures de l’opinion publique
Les préférences : l’état de l’opinion
LA GESTION PROBLEMATIQUE D’OPINIONS PUBLIQUES HOSTILES
La gestion par les gouvernements arabes
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Une gestion chaotique de l’opinion publique nationale
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La gestion de l’opinion publique arabe transnationale : l’exemple saoudien
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Les opinions publiques arabes comme enjeu international
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La stratégie américaine
CONCLUSION
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