Le privilège blanc (Rokhaya Diallo)
Colloque du 9 février 2013
Sous les masques du « racisme anti-Blancs »
Réflexions sur les enjeux du racisme et de l’antiracisme aujourd’hui
Ce texte traite l'invisibilité des minoritaires dans le contexte des pays dits occidentaux.
Le privilège blanc
Rokhaya Diallo, Chroniqueuse Radio, Télé
Le fait d’être blanc est peu questionné, on évoque plus volontiers une « question noire », les « minorités visibles » que la « majorité invisible » ou la « question blanche » Pourtant, les uns comme les autres sont partie prenante des phénomènes liés au racisme. La « blanchité » reste un impensé français. De cette position « invisible » résulte le fait que les Blancs ignorent leur blancheur.
Une identité posée comme neutre
En général, les Blancs sont posés comme la normalité détentrice de tous les attributs généraux face aux particularités des minorités. Considérés comme la base à partir de laquelle se définit l’altérité, ils sont la norme implicite. Pour évoquer une personne blanche, nul besoin d’indiquer sa couleur de peau. Dire : « J’ai croisé un homme dans le métro », c’est présupposer que ledit homme est blanc. En revanche, pour les minorités on précise : « Un Asiatique, un Arabe a fait ça ».
Notre monde se pense blanc. Nombre d’expressions de notre vocabulaire sont construites à partir de la neutralité supposée de la « blanchité ». Lorsque l’on parle de « couleur chair », à quelle « chair » fait-on référence ? Le maquillage et les vêtements « nude » vantés par les magazines féminins sont en réalité beige clair. De même, les charmantes « têtes blondes » ne sont probablement pas les enfants qu’ont élevés mes parents ! Les non-Blancs sont qualifiés de « typés » ou de « personnes de couleur », ce qui suppose que les Blancs n’ont ni « type » ni de « couleur ». Les yeux des personnes d’origine asiatique sont dits « bridés », mais qui aurait l’idée de donner un nom à la forme des yeux des Blancs ?
La couleur des pansements censés être invisibles sur les peaux blanches est loin de passer inaperçue sur les peaux plus foncées….
L’identité invisible et universelle
La plupart des Blancs ne se perçoivent pas comme blancs. Parfois, on croirait même qu’ils ignorent leur couleur. Si les Blancs sont largement minoritaires à l’échelle de l’humanité, leur domination politique et économique est telle qu’elle majore leur position. Et les majoritaires tendent à se considérer comme l’incarnation de l’humanité. Ainsi, le groupe des Blancs est censé porter en lui toutes les qualités universelles et chaque Blanc est réputé porter des particularités individuelles qui font de lui un être irremplaçable. Ce qui n’est pas le cas des minorités, porteuses des qualités et défauts spécifiques généralisés à leur groupe, sans être détentrices de caractéristiques individuelles, ce qui fait d’eux des êtres interchangeables. On dit d’ailleurs « la femme », « le Noir », mais jamais « le Blanc ». Et lorsqu’on dit « l’Homme », on entend parfaitement qu’il s’agit de l’humanité tout entière.
La majorité a toujours décrété l'universel en fonction d'elle-même. Dans l’histoire du monde telle qu’elle nous est contée dans les livres et à l’école, c’est la centralité des majoritaires qui oriente le récit. Les minorités n'y apparaissent que comme des victimes ou des ennemis. Le curseur de l’universalité est placé sur la norme du majoritaire qui est aujourd’hui en France masculin, Blanc et hétérosexuel.
Parler « d’ethnique » c’est rendre l’appartenance minoritaire particulière. L’ethnicité est « l’humanité des autres », les individus blancs étant positionnés en dehors de toute considération ethno-raciale. Jamais ceux-ci ne sont pas perçus à travers un prisme racial. Plusieurs secteurs de la grande distribution se sont approprié le mot « ethnique » : dans l’industrie alimentaire, le terme s’est substitué à « exotique » et dans le domaine des cosmétiques, les produits de beauté « ethniques » sont ceux réservés aux femmes non-blanches. Les leaders d’opinion qui condamnent les « ghettos ethniques » que constituent les quartiers populaires s’en prennent jamais très rarement aux regroupements de Blancs dans les quartiers les plus favorisés dans lesquels ils sont souvent domiciliés.
Le privilège majoritaire
Les sciences sociales américaines parlent de white privilege (le privilège blanc), le terme désignant les privilèges invisibles associés au fait d’être Blanc dans une société à majorité blanche. Lorsque l’on appartient à cette majorité, on n’a pas conscience de son statut ni des privilèges qu’il induit. On est mieux reçu que les non-Blancs dans bien des endroits, mieux traité par la Police nationale et on dispose d’un meilleur accès à l’emploi. Par conséquent, la volonté et l’idée d’entreprendre ne sont pas entravées par les mêmes obstacles et les efforts nécessaires à la réussite sont moindres. Pourtant, rien ne permet de s’en rendre compte au quotidien. Du moins, rien n’y oblige.
Le fait d’être Blanc implique d’être né dans un système conçu par l’Histoire au bénéfice des Blancs. La blanchité permet de tirer profit (souvent involontairement) du fait que les minorités sont discriminées. On peut le nier, l’ignorer ou être le plus fervent des antiracistes, rien n’y fait : être Blanc signifie hériter d’un système de domination qui procure des bénéfices. Même si l’on en n’est pas individuellement responsable, même si la complicité n’est pas délibérée, on a une place privilégiée « naturelle » dans la société. Ce qui ne signifie pas que tous les Blancs soient « dans le camp des méchants », seuls certains d’entre eux persistent sciemment à perpétuer la domination. On peut d’ailleurs condamner la domination raciste sans en avoir conscience soi-même, c’est-à-dire ignorer la part qu’on prend au système en étant récipiendaire d’avantages.
Lorsqu’on n’est pas potentiellement victime de racisme, il est difficile de mesurer les conséquences du racisme. Dans son ouvrage White Like Me, Tim Wise cite une étude pour laquelle des étudiants américains blancs devaient indiquer à quel tarif ils accepteraient de devenir Noirs et de le rester pour le restant de leurs jours. La moyenne de la somme demandée en compensation était de 10 000 dollars par an. Puis on présente la même hypothèse aux étudiants, avec des informations différentes : quelle compensation réclameraient-ils s’ils vivaient dans un monde où ils appartiendraient à un groupe subordonné, dont les revenus moyens seraient inférieurs de moitié à ceux du groupe dominant, dont le niveau de pauvreté serait trois fois plus important, dont l’espérance de vie serait moins élevée ? Dans ce cas, ils réclameraient 1 million de dollars par an ! Pourtant, ce sont les conditions de vies des Noirs Américains qui ont été ainsi décrites. Les étudiants interrogés n’avaient vraisemblablement pas conscience de ce qu’impliquait le fait d’être Noir dans la société américaine.
Pour cesser de circonscrire la réflexion antiraciste à la question des minorités, il faut s’interroger sur la norme blanche. Car si l’identité blanche paraît invisible, les Blancs comme les non-Blancs ont un rapport au monde intrinsèquement lié au racisme.
Nous reprenons ici les termes « Blanc » « Arabe » « Asiatique » ou « Noir » comme les catégories sociologiques construites par l’Histoire, et non comme de véritables appartenances ethniques. Ces termes sont issus des contacts entre les différents groupes humains, qui contribuent, depuis des siècles, à créer des catégories d’individus et à ethniciser les rapports sociaux. Espérons que ces termes soient voués à évoluer et peut-être à disparaitre un jour du langage…" (extrait de la Charte des Indivisibles - 2007)
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