Pour la première fois dans l’histoire du pays, 32 millions d’électeurs égyptiens sont allés choisir leur président parmi dix candidats même si beaucoup doutaient à juste titre de la réelle portée démocratique de ces élections.
Après 24 ans de pouvoir sans partage, Hosni Moubarak, âgé de 77 ans, était presque assuré de se succéder à lui-même sans problèmes. Non parce qu’il n’a pas, en face de lui, un rival capable de lui damer le pion, mais parce qu’il s’est arrangé pour mettre hors course tous les candidats pouvant constituer un obstacle à sa réélection.
Au mois de mai dernier, le Majlis Al-Châab (l’Assemblée du peuple) a approuvé un amendement constitutionnel autorisant, pour la première fois dans l’histoire du pays, des candidatures multiples à l’élection présidentielle et l’élection du président de la République au suffrage universel. L’article 76 de la Constitution égyptienne, établie voilà 50 ans par les « Officiers libres » après le renversement de la monarchie en 1954, stipulait jusqu’à cette date que « L’Assemblée du Peuple pose la candidature du Président de la République et la soumet au référendum des citoyens (…). Le candidat qui aura obtenu les deux tiers des voix des membres de l’Assemblée du Peuple sera proposé au référendum des citoyens (…). Le candidat est considéré élu Président de la République dès qu’il obtient la majorité absolue des voix au cours du référendum. S’il n’obtient pas cette majorité, l’Assemblée pose la candidature d’un autre. »
Auparavant, les Égyptiens pouvaient seulement approuver ou rejeter un candidat désigné par un Parlement aujourd’hui contrôlé à plus de 90 % par le Parti National Démocrate (PND) du président Moubarak. Mercredi, ils étaient une dizaine de candidats de partis autorisés à concourir contre le « Pharaon », surnom de Moubarak. Parmi eux se distinguaient deux fortes personnalités. Noamane Gomaa, 70 ans : il est le dirigeant du Néo-Wafd, héritier du grand parti de la lutte pour l’indépendance et contre la tutelle britannique. Et Ayman Nour : patron du tout nouveau parti Al-Ghad (Avenir). Ce jeune député flamboyant s’est imposé comme le chef de file des néolibéraux.
Un amendement pour mieux bâillonner l’opposition
Réclamant depuis 1981 une réforme constitutionnelle, l’enthousiasme de l’Opposition pour cet amendement fut de courte durée au vu des conditions rattachées. En effet, les candidats indépendants au scrutin présidentiel devaient réunir la caution d’au moins 250 élus (dont 65 députés), 25 sénateurs et 140 élus locaux choisis dans 14 des 16 assemblées provinciales existantes. Assemblées dominées aux trois quarts par le parti au pouvoir.
Pour l’opposition plurielle, « la réforme constitutionnelle est vidée de son sens » et l’amendement ne pouvait permettre qu’au seul parti au pouvoir de présenter véritablement un candidat, d’où la réélection programmée de Moubarak qui ne fait que consacrer à nouveau le plébiscite du départ.
D’autant plus que selon les règles établies par la Commission électorale (dominée par le parti au pouvoir), la campagne présidentielle des candidats indépendants n’a duré que deux à trois semaines alors que Moubarak, lui, a profité de la puissante machine du PND pour sa campagne qui avait commencé depuis l’été.
L’opposition politique entre la radicalité et la division
Pourtant cela n’a pas empêché Ayman Nour (Al-Ghad) et Noamane Gomaa (Néo-Wafd) de déposer leurs candidatures et de participer à une élection perdue d’avance. Plusieurs autres petits partis comme le parti Oumma (Nation), le parti Égypte 2000, le parti Takaful (Solidarité) ou encore le Parti de la concorde nationale, ont eux aussi décidé de présenter d’illustres inconnus comme candidats et d’être prêts à jouer des rôles de comparses en contrepartie de l’entrée d’un certain nombre de leurs membres au Parlement, lors des législatives de novembre.
Les forces politiques égyptiennes les plus importantes ont par contre refusé de cautionner cette mascarade. Des partis traditionnels comme le Tagammu (rassemblement de gauche), le Nasseri (parti nassérien regroupant des nationalistes arabes – libéraux) et les Frères musulmans (non reconnus mais disposant de 17 députés sur 454 au Parlement) ont décidé de boycotter l’élection présidentielle qu’ils jugent inéquitable.
Cette opposition plurielle, représentée par le mouvement Kifaya (Assez !), a ses propres faiblesses : très atomisée, elle est présente seulement au Caire (capitale de l’Égypte). Certains Égyptiens l’accusent de s’être uniquement bornée à dénoncer les règles du jeu biaisées du scrutin électoral. Pour d’autres Égyptiens, Kifaya a sonné la fin de la léthargie politique et a forcé les différentes forces politiques à mieux focaliser ses objectifs et à clarifier son discours. Aujourd’hui, ces forces politiques, indépendamment de leurs propres agendas, sont d’avis que la réforme politique est le meilleur moyen pour eux de canaliser la contestation politique mais aussi de réinventer le système politique de leur pays.
Le mouvement Kifaya, qui regroupe, à titre individuel, des personnes de diverses obédiences marxistes, nationalistes arabes, libérales, a réussi à briser plusieurs tabous. Ce qui est en soit déjà une primeur en Égypte. Ensuite, le mouvement a réussi à frapper l’imaginaire par l’audace et l’originalité de ses formes d’actions et de mobilisations. De plus, en axant ses revendications sur la personne du président Moubarak et sur son fils et en s’insurgeant contre le renouvellement du mandat de Moubarak et contre toute transmission « héréditaire » du pouvoir à son fils Gamal et à l’instauration d’une « république dynastique », le mouvement a réussi à briser la barrière psychologique de la peur.
Enfin, Kifaya a élargi le débat politique en remettant en cause les arguments du pouvoir concernant la menace islamiste. Pour ce mouvement, la force des islamistes est surestimée et ne constitue, en aucun cas, un danger s’il existe une réelle démocratie. Au contraire, Kifaya dénonce l’utilisation par le pouvoir du mouvement islamiste pour freiner les réformes et son refus du pluralisme par l’état d’urgence en vigueur en Égypte depuis un quart de siècle.
Kifaya a boycotté les élections du 7 septembre, mais entend participer aux élections législatives, prévues au mois de novembre prochain.
Un mouvement qui prend de l’ampleur
Début mai, le syndicat de la magistrature, représentant quelque 8 000 juges des cours criminelles et correctionnelles sur un total de 10 000 en Égypte, avait menacé de boycotter la présidentielle en ne supervisant pas les élections, ce qui se serait traduit par un scrutin anticonstitutionnel. Même s’ils n’ont pas tout gagné, les magistrats ont réussi à faire reculer le pouvoir après un bras de fer intense pour garantir un peu plus l’indépendance de la magistrature. Plusieurs autres secteurs de la société égyptienne ont commencé à se mobiliser comme les artistes, les journalistes, les intellectuels. Un immense brassage d’idées a secoué le Caire durant les derniers mois. L’opposition plurielle a marqué des points.
De son côté, le régime tente par tous les moyens de reprendre l’offensive en multipliant la répression, la propagande et la création de coalitions maisons pour faire concurrence au mouvement Kifaya. Malgré l’élection prévisible de Moubarak, il reste à voir si l’effervescence contestataire actuelle permettra à l’opposition de consolider sa position et de continuer de gagner du terrain sans céder aux sirènes du régime. Si tel est le cas, ce sera effectivement le début de la fin du régime de Moubarak et un fort signal de changement dans le monde arabe. À suivre…
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