Le cocorico de l’homme blanc (Jean-Luc Gautero)
Jean-Luc Gautero, Maître de conférences en Épistémologie, Logique et Histoire des Sciences à l’Université de Nice-Sophia Antipolis
Pascal Bruckner et le racisme anti-blanc
Si l’origine d’un concept ne saurait être une raison de le rejeter (on sait notamment que l’analyse factorielle, fort utilisée en statistiques, est née dans le contexte des discussions sur l’hérédité de l’intelligence, lesquelles visaient très largement à fonder scientifiquement l’infériorité intellectuelle des Noirs1), on ne peut non plus entièrement oublier celle-ci. Qu’en est-il donc du concept de racisme anti-blancs ? L’auteur de l’article AGRIF du Dictionnaire de l’extrême-droitele dit inventé par cette association : « l’AGRIF s’est spécialisée depuis sa fondation (en 1984) dans la poursuite en justice de propos jugés “insultants” ou “racistes” à l’égard de “l’identité française” (inventant la notion de “racisme anti-blancs”) »2. Cependant, au regard de la date indiquée elle-même, il se trompe : l’AGRIF n’a fait que reprendre une idée qui avait été formulée un an auparavant, par le romancier et essayiste Pascal Bruckner, dont on ne peut dire qu’il est d’extrême droite (mais simplement de droite). Il posait en effet dans son livre de 1983 Le sanglot de l’homme blancla grave question (on peut supposer du moins que les italiques insistent sur cette gravité) : « Quand l’ONU inscrira-t-elle l’anti-occidentalisme et le racisme anti-blanc au rang des crimes contre l’humanité ? »3.
Pascal Bruckner n’est pas un imbécile, et ce qu’il écrit est souvent plein de nuance, et parfois très juste. Ainsi : « L’affirmation parfaitement exacte selon laquelle les pays sous-développés ne sont pas plus que nous exempts du péché de violence ne retire rien au fait effroyable du génocide des Indiens d’Amérique latine, aux guerres meurtrières de l’impérialisme et de la décolonisation, au scandale insoutenable du fossé entre riches et pauvres, qui constituent un déni de justice monstrueux et à jamais irréparable »4. On voit que tout en considérant que la violence est largement partagée (et qui pourrait le nier ?), il dénonce à juste titre les guerres impérialistes et la misère du monde. On ne peut de même lui reprocher quelque complaisance à l’égard de ceux qui sont passés du col Mao au Rotary : « Les apôtres frais émoulus du libéralisme — en général anciens castristes ou maoïstes convaincus, tous unis dans la manière dont le “Tiers-Monde” les a déçus — ont rectifié le tir de leur machine à écrire et mitraillent aujourd’hui pour la libre entreprise, les multinationales, la chrétienté, etc. »5. Mais ces nuances vont à l’encontre de sa thèse principale, qu’il ne peut affirmer brutalement s’il veut être cohérent avec ce qu’il écrit par ailleurs, et qui en fait en même temps partie : « S’il est une leçon que l’Europe peut enseigner aux autres, c’est la remise en question d’elle-même, qu’elle a pratiquée de façon systématique »6. En somme, nous ne sommes pas des anges, mais nous, du moins, nous nous remettons en question. C’est un propos qui n’est pas très original. Sartre écrivait déjà, pour le fustiger : « Il y a quelques années, un commentateur bourgeois — et colonialiste — pour défendre l’Occident n’a trouvé que ceci : “Nous ne sommes pas des anges. Mais nous, du moins, nous avons des remords” »7. Il est permis de penser qu’en passant des remords à la remise en question, mais sans rien changer à ses pratiques, le discours bourgeois ne connaît pas un changement fondamental.
On pourrait objecter en outre que les autres n’ont pas besoin de l’Europe pour apprendre cette leçon. Cette remise en question réflexive me semble en effet chose très répandue. Je la vois par exemple dans la tradition juive, dans « l’antique loi du zaken mamré, la loi du sage révolté, c’est-à-dire d’un sage qui s’oppose à la loi énoncée par les autorités de sa ville. Même lorsque sa thèse a été condamnée par le sanhédrin, par l’autorité centrale de tout Israël, il a le droit de continuer à la défendre »8. Elle me paraît aussi présente dans la civilisation musulmane, au minimum chez Averroès : « Averroès met au premier plan l’obligation de connaître l’univers. S’il s’agit d’un texte qui ouvre sur le monde [le Coran], force est de reconnaître que ce monde est fait aussi de non-musulmans, et que ceux-ci ont peut-être réalisé une part du savoir auquel le Coran nous oblige tant. Selon Averroès, dans la mesure où un homme à lui seul ne peut pas tout savoir et que d’autres peuples ont un certain savoir, la Loi (religieuse) nous incite à lire ce que les non-coreligionnaires ont fait »9. Fanon la trouve en Afrique : « On parle beaucoup, depuis quelques temps, de l’autocritique : mais sait-on que c’est d’abord une institution africaine ? »10. En Inde, elle correspond à l’interprétation la plus évidente de la parabole du Bouddha qui assimile son enseignement à un radeau qu’il convient d’abandonner après l’avoir utilisé11 ; en Chine, elle peut se tirer de nombre de formules de Lao Tseu, telle : « La vertu supérieure est sans vertu, c’est pourquoi elle est la vertu. La vertu inférieure ne s’écarte pas des vertus, c’est pourquoi elle n’est pas la vertu »12.
Ainsi la pensée critique était-elle présente dans le reste du monde sans avoir besoin d’y être importée par les colonisateurs européens. Mais cela Bruckner ne peut l’admettre, car le fond de sa pensée, c’est justement que l’Europe est exceptionnelle, et que cette exceptionnalité excuse tous ses crimes. C’est pourquoi s’élever contre le colonialisme ou le néo-colonialisme, et vouloir les combattre, c’est faire de l’anti-occidentalisme et du racisme anti-blanc — notons qu’il assimile les deux termes, car s’il donne beaucoup d’exemples d’opposition à la politique de l’Occident, il n’en donne pas un seul explicite de racisme anti-blanc. Il se place ainsi pleinement dans la tradition colonialiste, qui voyait dans la domination exercée par l’Occident une charge pour les occidentaux, « le fardeau de l’homme blanc », pour citer la formule de Kipling à laquelle son titre fait explicitement écho, et passait ainsi de façon purement gratuite d’une caractérisation purement géographique, voire systémique, à une caractérisation « raciale » — peut-être d’ailleurs est-ce là la véritable originalité de l’Occident : l’invention et la théorisation du concept douteux de race. Il va sans dire que quant à moi, en usant dans mon titre de cette expression, « homme blanc », je me réfère ironiquement à cette tradition, sans pour autant la reprendre à mon compte : je ne vois nulle raison qui puisse lier le taux de mélanine à quelque propriété intellectuelle ou morale que ce soit.
L’apparente dénonciation par Bruckner des guerres meurtrières de l’impérialisme ne doit donc pas faire illusion : puisqu’il s’agit d’un déni de justice « à jamais irréparable » (comme d’ailleurs le fossé entre riches et pauvres), pourquoi essayer de quelque façon de le réparer ? Nous, blancs, occidentaux, nous serons toujours supérieurs aux autres parce que, nous, nous avons le sens de l’autocritique, et les riches seront toujours riches, et les pauvres seront toujours pauvres, on n’y peut rien, ma pauvre dame, c’est Dieu qui l’a voulu. Car Bruckner, qui reproche aux critiques de l’impérialisme occidental de nous avoir réconcilié « avec la notion qui est au fondement même du christianisme : la faute originelle »13, et donc d’avoir une pensée fondamentalement religieuse (avec tout ce que cela implique de foi, de dogmatisme et d’abdication de l’esprit critique), emploie lui-même un vocabulaire religieux : le « péché de violence ». Certes, certains de ceux qu’il attaque ne sont pas exempts de reproche, et il s’en prend à eux à juste titre : comment par exemple ne pas approuver toutes ses railleries à l’encontre de Garaudy ? Les quelques trente ans qui nous séparent de la publication de son livre pourraient amener certains à dire que Garaudy fut autrefois un homme estimable et estimé, et qu’en s’en prenant alors à celui qui n’avait pas encore sombré dans le négationnisme, Bruckner faisait du moins preuve d’une belle prescience. On les invitera à relire le Catalogue du prêt à penser français depuis 196814, de Serge Quadruppani, qui s’en prenait la même année au penseur ex-« communiste », sans jamais quant à lui en tirer la moindre justification de l’ordre établi.
Bruckner contre Sartre
Ses cibles faciles permettent à Bruckner de se dispenser de toute argumentation sérieuse à l’encontre d’autres, qu’il expédie de manière assez lapidaire, faute de pouvoir leur reprocher quoi que ce soit de consistant, parce que, tout simplement, ils n’adhèrent pas à sa bonne conscience capitaliste. Ainsi affirme-t-il de la préface aux Damnés de la terrerédigée par Sartre qu’« on ne dira jamais assez qu’elle reste un trésor de nullité théorique, de contresens historique, de démagogie haineuse »15. Tout n’est bien sûr pas toujours pertinent dans cette préface : quand Sartre écrit « si vous écartez les bavardages fascistes de Sorel »16, on se dit qu’il aurait mieux fait de lire Sorel que de l’ignorer — Sorel a pu un temps s’égarer en se rapprochant de l’Action Française, et il a certes été utilisé par Mussolini (comme Nietzsche par Hitler), ses réflexions n’en sont pas moins souvent d’une grande finesse, et il est injuste de les qualifier de bavardages. Pour autant, les reproches de Bruckner relèvent soit d’une incompréhension profonde, soit d’une extrême mauvaise foi. Ainsi écrit-il : « Ce sentiment d’une dette impossible à éponger, nul mieux que Sartre, dans sa préface aux Damnés de la terre de Franz Fanon, ne devait le susciter et le fonder en droit. D’après lui, les crimes que l’on commet en notre nom, il faut bien que nous en soyons personnellement complices puisqu’il reste en notre pouvoir de les arrêter. Cette culpabilité qui reposait en nous, inerte, étrangère, il faut bien que nous la reprenions à notre compte et que nous nous avilissions nous-mêmes pour pouvoir la supporter »17. Il suggère ainsi que l’attitude que prône Sartre est une attitude mortificatrice, recouvrons-nous la tête de cendres, sanglotons, abandonnons-nous au désespoir face à notre culpabilité. Or tel n’est pas le propos du philosophe. Bruckner lui-même l’indique : « il reste en notre pouvoir de les arrêter ». Sartre n’invite donc pas ses lecteurs à une culpabilisation passive et avilissante, il les incite à l’action, à l’action contre les vrais coupables : « l’aristocratie colonialiste […] ne peut accomplir sa mission retardatrice en Algérie qu’elle n’ait achevé d’abord de coloniser les Français. Nous reculons chaque jour devant la bagarre, mais soyez sûrs que nous ne l’éviterons pas : ils en ont besoin, les tueurs ; ils vont nous voler dans les plumes et taper dans le tas »18.
Il n’est donc pas vrai, comme l’affirme Bruckner, que Sartre n’accepte le Tiers-Monde « qu’à condition qu’il remplisse le cadre familier de la victime dont on n’a rien à apprendre »19 ; bien au contraire, si les victimes qui acceptent leur rôle de victime n’ont certes rien à nous apprendre, celles qui le refusent nous apprennent qu’il y a de l’oppression, et que nous devons la combattre : « si le régime tout entier et jusqu’à [nos] non-violentes pensées sont conditionnés par une oppression millénaire, [notre] passivité ne sert qu’à [nous] ranger du côté des oppresseurs »20. Elles nous apprennent aussi tout ce qu’il y avait de mensonger dans les beaux discours de l’Occident (et qu’il y a toujours, quand une indignation à géométrie variable nous invite à intervenir contre tel ou tel dictateur, décidément trop rétif à collaborer avec nous, trop indépendant, tout en fermant les yeux sur tel ou tel autre, tout aussi dictatorial mais bien plus complaisant) : « Nos chères valeurs perdent leurs ailes ; à les regarder de près, on n’en trouvera pas une qui ne soit tachée de sang »21.
Rapprochée d’une phrase qui la suit de peu, cette citation pourrait passer comme une critique de ces valeurs (liberté, égalité, fraternité) : « Mais qu’on ne nous reproche pas d’avoir trahi je ne sais quelle mission : pour la bonne raison que nous n’en avions aucune »22. Cependant, ce qu’exprime Sartre ici, ce n’est pas qu’il n’est pas bon que ces valeurs se propagent, c’est que nous n’avions pas la mission de les propager, aucune injonction divine, aucune supériorité naturelle qui fasse de nous leurs meilleurs représentants. Nous les avons salies en prétendant que, nous seuls en étant porteurs, nous avions le devoir de les imposer par le fusil — alors que si nous y avions vraiment cru, nous aurions essayé de les défendre par un dialogue d’égal à égal, sans ignorer ceux qui hors de l’Occident y adhéraient au moins autant que nous : « Pour les hommes d’en face, neufs et délivrés, personne n’a le pouvoir ni le privilège de rien donner à personne »23. Sa position est celle d’un véritable universalisme, qui reste encore à faire, collectivement, et qui ne doit pas être confondu avec le produit frelaté que l’on a trafiqué sous ce nom, qui considérait que certains (les Occidentaux) étaient de meilleurs représentants de l’universel que d’autres et avaient donc le devoir (le fardeau) d’imposer à ces autres leur conception de l’universel (et que ce n’est qu’une pure coïncidence si cela était bon pour les affaires des meilleurs représentants) : « Chacun a tous les droits. Sur tous ; et notre espèce, lorsqu’un jour elle se sera faite, ne se définira pas comme la somme des habitants du globe mais comme l’unité infinie de leur réciprocité »24. Il est donc particulièrement malhonnête d’écrire, comme Bruckner : « Ainsi Sartre décrète l’Occident pourri et, du fond de ce constat, ne s’occupe plus que de l’Occident […] Ce théoricien de l’engagement tous azimuts, ce maniaque de la pétition n’avait de goût que pour les hommes de sa tribu »25. Il ne s’agit pas d’une question de goût, qui importe peu. C’est tout simplement qu’avant de vouloir faire la leçon aux autres (d’ailleurs, qui donc a éduqué les éducateurs ?), il convient de balayer devant sa porte, et c’est la meilleure façon de leur rendre service.
Bruckner contre Fanon
Si Bruckner s’attaque à Sartre, encore lui fait-il l’honneur de le discuter. Mais pour Fanon lui-même, il se contente d’une citation, dont le statut est obscur, et d’une phrase expéditive. La citation, elle est tirée de Peau noire, Masques blancs, et figure en exergue de la sous-partie « Énormité de la souillure »26 : « Je n’ai ni le droit ni le devoir d’exiger réparation pour mes ancêtres domestiqués. Il n’y a pas de mission nègre ; il n’y a pas de fardeau blanc ». On pourrait croire qu’ici Bruckner rend hommage à Fanon, qu’il a mieux compris qu’il n’a compris Sartre et qu’il essaie de lui opposer. Car que dit Fanon ? Que nul fardeau ne pèse sur « l’homme blanc », ni celui dont le chargeait Kipling de civiliser les hommes de couleur, ni celui des crimes qu’il a commis au nom de cette charge. Qu’il n’y a pas plus de « mission nègre » qu’il n’y avait de « mission blanche » : nul n’avait demandé à l’Occident de civiliser les autres peuples, qui n’avaient pas besoin qu’il vienne les dominer ; nul ne charge les hommes noirs de réparer les crimes du passé. Comme Sartre, Fanon s’exprime au nom d’une recherche d’universalité. Car il ajoute peu après : « Il n’y a pas de monde blanc, il n’y a pas d’éthique blanche, pas davantage d’intelligence blanche. Il y a de part et d’autre du monde des hommes qui cherchent. Je ne suis pas prisonnier de l’Histoire. Je ne dois pas y chercher le sens de ma destinée »27. La première phrase ne doit pas prêter à confusion. Fanon n’y nie pas que les blancs aient une éthique, que les blancs soient intelligents, mais, comme le montre bien la deuxième, il nie qu’il y ait une intelligence spécifiquement blanche, une éthique spécifiquement blanche, il n’y a d’intelligence et d’éthique qu’humaines, partagées, ou plus exactement à élaborer en commun, sans se laisser paralyser par le poids du passé.
Ce qui compte, c’est le devenir que l’on construit, pas les racines dont on doit s’extraire. Bruckner devrait apprécier, qui développe dans la sous-partie qui suit sa citation de Fanon l’idée, tout à fait juste, qu’attribuer telle ou telle particularité à un peuple dans son ensemble, fût-ce les Euraméricains, ne serait pas différent du racisme qui prête telle ou telle caractéristique aux Noirs dans leur ensemble, que « cela évite de réfléchir aux conditions modernes de la violence et de l’oppression »28. On peut cependant se demander s’il a bien compris Fanon, et s’il ne le prend pas au contraire en exemple de l’attitude qu’il dénonce, quand quelques pages plus loin, il commente la phrase « Cette tendance moderne à voir la maturité comme une déchéance qui n’a pas su tenir les promesses du jeune âge est exactement corrélative de cette adulation du Sud présenté comme seul avenir du Nord » d’une note : « C’est là tout le fondement théorique de la pensée de Franz Fanon »29. Or aucun de ces points, ni l’exaltation de la jeunesse contre la maturité, ni celle du Sud présenté comme seul avenir du Nord ne figurent dans la pensée de Fanon.
Fanon n’adule pas le Sud, il n’y trouve aucune supériorité naturelle (contrairement à la position de Bruckner sur l’Occident). Bien au contraire : de même que pour Marx le prolétariat constitue « une sphère qui est la perte totale de l’homme et ne peut donc se reconquérir sans la reconquête totale de l’homme »30, il considère que le Sud a été avili par la colonisation, et que seule la lutte lui redonne une dignité humaine : « Le regard que le colonisé jette sur la ville du colon est un regard de luxure, un regard d’envie. Rêves de possession. Tous les modes de possession : s’asseoir à la table du colon, coucher dans le lit du colon, avec sa femme si possible. Le colonisé est un envieux »31.
Fanon ne se préoccupe pas de l’avenir du Nord : « il n’y a pas de mission nègre », c’est tout autant il n’y a pas de mission du Sud. Certes, en tant qu’universaliste véritable, il se soucie de « réhabiliter l’homme, […] faire triompher l’homme partout, une fois pour toute ». Partout, c’est-à-dire au Nord comme au Sud. Mais pour cela, nul n’a de leçons à donner, et si Fanon s’avise de présenter des conseils aux « masses européennes », ceux-ci sont vraiment minimaux : « il faudrait d’abord que les masses européennes décident de se réveiller, secouent leurs cerveaux et cessent de jouer au jeu irresponsable de la Belle au bois dormant »32. Bruckner croit-il vraiment que : « Pensez par vous-mêmes, réfléchissez, et agissez sur la base de vos réflexions » c’est la même chose que : « Regardez nous, nous qui sommes du Sud, et imitez-nous » ?
En guise d’exaltation de la jeunesse, je vois plutôt chez Fanon une dénonciation de la façon dont certains traitent les Noirs comme de grands enfants, de manière grotesque, en parlant petit nègre : « un Blanc s’adressant à un nègre se comporte exactement comme un adulte avec un gamin, et l’on s’en va minaudant, susurrant, gentillonnant, calinotant »33, ou de manière plus sophistiquée : « Bien sûr, me disait-on, de temps à autre, quand nous serons fatigués de la vie de nos buildings, nous irons à vous comme à nos enfants… vierges… étonnés… spontanés. Nous irons à vous comme à l’enfance du monde. Vous êtes si vrais dans votre vie, c’est-à-dire si badins. Abandonnons quelques instants notre civilisation cérémonieuse et polie et penchons-nous sur ces têtes, sur ces visages adorablement expressifs. En un sens, vous nous réconciliez avec nous-mêmes »34. L’ironie me semble manifeste, ce n’est pas Fanon qui exalte l’enfance, c’est le colonialiste, ou son héritier, qui se permet ainsi de reconduire le discours selon lequel les Noirs sont de grands enfants, tout en se donnant bonne conscience : je leur attribue les qualités de l’enfance, le charme de l’enfance, on ne peut donc me dire que je les dévalorise. Quant à la jeunesse réelle, loin de l’idéaliser, Fanon considère qu’elle pose problème, même si ce n’est que de manière circonstancielle : « La forte proportion de jeunes dans les pays sous-développés pose au gouvernement des problèmes spécifiques qu’il importe d’aborder lucidement. La jeunesse urbaine inactive et souvent illettrée est livrée à toutes sortes d’expériences dissolvantes. À la jeunesse sous-développée sont le plus souvent offerts des jeux de pays industrialisés »35.
Certes, Fanon ne fait pas de ce que Brukner baptise « racisme anti-blanc » un crime contre l’humanité, il lui trouve des raisons, que le nom qu’il lui donne met en évidence : « Le racisme antiraciste, la volonté de défendre sa peau qui caractérise la réponse du colonisé à l’oppression coloniale représentent évidemment des raisons suffisantes pour s’engager dans la lutte »36. Fanon ne confond pas le racisme des dominants avec celui réactif des dominés. Il n’approuve pas pour autant le second : « on ne soutient pas une guerre, on ne subit pas une répression énorme, on n’assiste pas à la disparition de toute sa famille pour faire triompher la haine ou le racisme »37. L’analyse raciale est pour lui une analyse fausse, qu’une lutte politique permet de dépasser : « Le peuple, qui au début de la lutte avait adopté le manichéisme primitif du colon : les Blancs et les Noirs, les Arabes et les Roumis, s’aperçoit en cours de route qu’il arrive à des Noirs d’être plus blancs que les Blancs »38. L’analyse véritable est une analyse sociale, en terme de domination : « Il faut apprendre au peuple à crier au voleur. Dans son cheminement laborieux vers la connaissance rationnelle le peuple devra également abandonner le simplisme qui caractérisait sa perception du dominateur »39. Ce qui l’aide dans ce cheminement, ce sont ceux qui se rangent de son côté : « Autour de lui il constate que certains colons ne participent pas à l’hystérie criminelle, qu’ils se différencient de l’espèce. Ces hommes, qu’on rejetait indifféremment dans le bloc monolithique de la présence étrangère, condamnent la guerre coloniale »40.
Bien sûr, la situation n’est plus la même de nos jours, et les solutions proposées par Fanon ne peuvent s’appliquer de manière inchangée. L’Occident n’a plus de colonies (mais ses chefs d’État, qui donnent plus volontiers des leçons à leurs partenaires du Sud qu’à ceux du Nord, ont du mal à l’admettre), et on peut être d’accord avec Bruckner pour considérer que traiter les dictateurs non occidentaux de « valets de l’Occident » fait preuve d’une certaine condescendance, nos dirigeants les servent tout autant qu’ils se servent d’eux (observons néanmoins que l’ONU n’est jamais intervenu dans l’une des puissances occidentales historiques sous prétexte de la libérer de ses oppresseurs à la demande de pays du Sud : il n’y a pas encore une symétrie complète). Le poids de l’histoire fait cependant qu’en ce début de vingt-et-unième siècle, les descendants de ces colonisés se trouvent encore souvent dans les situations les plus misérables, et qu’ils sont stigmatisés par certains en raison de leur couleur, par d’autre, un peu plus subtils, en raison de leur religion, et par d’autres, encore plus subtils, en raison de leur « racisme anti-blanc ». Il faut, aujourd’hui comme hier, ramener la lutte sur le seul terrain qui permette de sortir des faux affrontements, sur celui de la lutte sociale. ■
1 Stephen Jay Gould, La mal-mesure de l’homme, tr. Jacques Chabert et Marcel Blanc, Odile Jacob, 1997, ch. V, « Charles Spearman et l’intelligence générale », p. 296-313.
2 Dictionnaire de l’extrême-droite (sous la direction d’Erwan Lecoeur), Larousse, 2007, « AGRIF », p. 50.
3 Pascal Bruckner, Le sanglot de l’homme blanc, ch. 4, « La fin du messianisme » « Les mains sales », Points Seuil, 2011, p. 276.
4 Op. cit., « Contre le Sein maternel », p. 297.
5 Id., p. 299.
6 Op. cit., « L’Europe, c’est-à-dire la pensée critique », p. 292.
7 Jean-Paul Sartre, « Préface aux Damnés de la terre », in Frantz Fanon, Les damnés de la terre, La Découverte Poche, 2002, p. 33.
8 Georges Hansel, Explorations Talmudiques, Odile Jacob, 1998, ch. IX, p. 134.
9 Ali Benmakhlouf, Averroès, Les Belles Lettres, 2003, ch. II, p. 59.
10 Frantz Fanon, Les damnés de la terre, La Découverte Poche, 2002, ch. I, p. 50.
11 Walpola Rahula, L’enseignement du Bouddha, Seuil, Points Sagesses, 1978, ch. 1, p. 29-30.
12 Lao Tseu, Tao-tö king XXXVIII, tr. par Liou Kia-hway et relu par Étiemble, in Philosophes taoïstes, Gallimard, Pléiade, 1980.
13 Bruckner, op. cit., « Introduction », p. 17-18.
14 Balland, 1983, ch. I, p. 67-71.
15 Bruckner, op. cit., Ch. 1, « Sartre tiers-mondiste ? », p. 84.
16 Jean-Paul Sartre, « Préface aux Damnés de la terre », in Frantz Fanon, Les damnés de la terre, La Découverte Poche, 2002, p. 23.
17 Bruckner, op. cit., ch. 1 « “L’Amérique a la rage” (Jean-Paul Sartre) », p. 32.
18 Sartre, op. cit., p. 36.
19 Bruckner, op. cit., p. 85.
20 Sartre, op. cit., p. 32.
21 Id., p. 33.
22 Id.
23 Id.
24 Id.
25 Bruckner, op. cit., p. 85.
26 Bruckner, op. cit., ch. 4, « L’ambiguïté du masochisme occidental », p. 244-246.
27 Fanon, Peau noire, masques blancs, « En guise de conclusion », p. 186.
28 Bruckner, op. cit., ch. 4, « Énormité de la souillure », p. 246.
29 Bruckner, op. cit., ch. 4, « L’ambiguïté du masochisme occidental », « Sa majesté l’enfant », p. 252.
30 Karl Marx, « Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel », tr. Maximilien Rubel avec la collaboration de Louis Évrard et Louis Janover, Gallimard, Pléiade, Œuvres III, p. 396.
31 Fanon, Les damnés de la terre, ch. 1, p. 43.
32 Frantz Fanon, Les damnés de la terre, La Découverte Poche, 2002, ch. I, p. 103.
33 Fanon, Peau noire, masques blancs, Points Seuil, 1971, ch. 1, p. 24.
34 Id., ch. 5, p. 106-107.
35 Frantz Fanon, Les damnés de la terre, La Découverte Poche, 2002, ch. III, p. 185.
36 Frantz Fanon, Les damnés de la terre, La Découverte Poche, 2002, ch. II, p. 133.
37 Id.
38 Id., p. 138.
39 Id., p. 139.
40 Id.
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