Islamisme(s). Notes prises au cours d'un débat entre Jean-Michel Salgon et Samir Amghar.
Ces notes ont été prises par un des auditeurs . Il ne s'agit pas de son analyse personnelle, ni d'un texte écrit par les conférenciers.
Islamisme(s)
Compte-rendu de la rencontre croisée entre Jean-Michel Salgon et Samir Amghar à l'Institut de Recherche et d’Études Méditerranée Moyen-Orient (iReMMO)
Jean-Michel Salgon est politologue et spécialiste du Maghreb et auteur du Dictionnaire de l'islamisme au Maghreb.(L'Harmattan, 2012)
Samir Amghar est sociologue spécialiste de l'islam contemporain, membre de l'Institut d'étude de l'Islam et des sociétés contemporaines (IISMM), et auteur de Le salafisme d'aujourd'hui, mouvements sectaires en occident, et directeur de l'ouvrage collectif Les islamistes au défi du pouvoir, évolutions d'une idéologie (Michalon, 2012)
Le modérateur est Jean-Paul Chagnollaud, politologue, spécialiste de la question palestinienne.
Samir Amghar :
Mon travail a pour objectif de dé-essentialiser l'islamisme. Comprendre que l’islamisme est lié davantage à des personnes politiques très diverses, plutôt qu'à un courant homogène. L'islamisme évolue suivant le contexte et le pays.
Qu'est ce que l'islam politique ? Pour moi, tous les partis qui ont un programme politique faisant référence à l'islam. Beaucoup de mouvements que l'on prétend islamiste, ne le sont donc pas. Le salafisme n'a aucun programme politique, donc il ne rentre pas dans cette catégorie.
Dans les années 1960 – 1970, nous avions un schéma classique, les partis et mouvements islamistes avaient une volonté claire : fonder des pays islamiques.
Depuis les années 1990, on assiste à une sécularisation des mouvements islamistes, l'Etat islamiste n'est plus un objectif. En 2012, l'Algérie est musulman à 99%, la nation algérienne vit au rythme de l'islam, quel intérêt à « islamiser » ? Leur motivation est différente.
Ces partis islamistes ont-ils des logiques révolutionnaires ou sont-ils de véritables partis d’État ?
Cela varie suivant le contexte et le pays. Dans les années 1960 à 1980, quasiment tous les mouvements islamistes étaient révolutionnaires. Aujourd'hui, la très grande majorité a abandonné cette logique pour des raisons de stratégie politique, et tendent vers de véritables partis d’État, capables de gérer le pays.
L'islam politique est-il davantage « islamo-gauchiste », ou « droite conservateur » ?
Indéniablement, l'islam politique est de droite. La quasi majorité des partis islamistes soutiennent le modèle économique capitaliste. Certains iront même jusqu'à faire référence au Prophète, qui était marchand, donc défense du libéralisme économique. Ils partent du principe que la société est injuste, et il n'est pas question de redistribution mais de développer le secteur caritatif. C'est là l'une des sources du clientélisme et de l'implantation des mouvements islamistes dans les quartiers populaires. Chaque parti a son organisation caritative.
On peut voir 3 types de partis islamistes, classifier en rapport à leurs relations avec l’État :
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Gestionnaire. Exemple de l'AKP (Turquie), Parti pour la Justice et le Développement (Maroc). Ces partis vont se modérer dès les années 1990 pour finir par avoir un discours très policé arrivé au pouvoir.
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Protestataires. Exemple des Frères Musulmans Tunisiens. Des mouvements qui furent, ou qui sont, éloignés des centres de pouvoir, et qui pour se faire une place, tentent de rompre avec les discours modérés.
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Révolutionnaires, hors système. Mouvements violents, considèrent que l'usage d'armes est une nécessité pour bouleverser le système.
Il faut donc retenir que l'islamisme est polymorphe, changeant. L'islam politique varie suivant le contexte.
Jean-Michel Salgon :
J'ai beaucoup travaillé sur le conflit algérien, puis peu à peu sur le Maroc et la Tunisie. Très peu Proche-Orient.
On oublie souvent de dire que les islamistes font de la politique. Les médias tentent de les assimiler à des fanatiques brandissant le Coran. C'est faux.
Vous avez des associations étudiantes, comme l'UGTE tunisien. Des syndicats, le PJD a son syndicat.
Au Maroc, vous avez une Association (?), islamiste, féministe, proche PJD.
L'islam politique est donc un courant présent partout, du maquis aux gouvernements.
Jean-Paul Chagnollaud :
Dessentialiser est fondamental. Déconstruire la vision simpliste. Le contexte est fondamental, du Hamas (Palestine) au FIS (Algérie), il y a beaucoup de différences.
Questions du public
Q : Voter pour un parti islamiste signifie-t-il nécessairement que l’électeur est islamiste ?
Salgon :Cela varie suivant les pays. Au Maroc, l'Istiqlal est connu comme islamiste mais n'a pas une base électorale islamiste. En revanche, le PJD est islamiste dans tous les sens du terme. Les militants du PJD considère que l'islam doit être au cœur de son combat.
L’électeur qui vote pour un parti islamiste est plus souvent un conservateur qu'un islamiste. Les petits commerçants ont une tendance à voter pour les islamistes, en raison du soutien au libéralisme économique et du maintien de l'ordre sociétal.
Amghar : Les sociétés du monde arabe, aujourd'hui, sont souvent conservatrices, et cette aspiration se prolonge dans les partis islamistes. L'islam représente un élément constitutif de la nation : moral, valeurs familiales, anti-corruption, pudeur...
L'islam est une étique. Le PJD dans son programme n'a aucune référence à l'islam, ils militent au Maroc, pays musulman, donc pas à islamiser.
Q : Qu'entendez-vous par islamistes révolutionnaires ?
Amghar : un changement social radical. Le mouvement Justice et Bienfaisance au Maroc a un discours très anti-monarchique et prône une République islamiste. Mais ces révolutionnaires marocains optent pour des méthodes légalistes : grève, sit-in...
Q : Qu'entendez-vous par islamo-gauchisme ?
Amghar : Beaucoup de partis islamistes semblent s'inspirer de la gauche européenne. J'affirme que les partis islamistes sont intrinsèquement de droite. Ils croient en l'Oumma, c'est à dire la communauté rassemblant tous les musulmans. Celle-ci rogne les classes sociales. Les islamistes ne croient pas en la lutte des classes, ni la lutte sociale.
Certains ne font qu’emprunter des références à la gauche : nationalisation, justice sociale, mettre fin à l'inégalité.
Q :Comment caractériseriez vous le Hamas ?
Amghar : Le Hamas évolue suivant ses responsabilités institutionnelles. Parfois modéré, parfois très radical, parfois révolutionnaire. Nous pouvons mettre en parallèle le Hamas et le Hezbollah libanais.
C'est un mouvement pragmatique, conservateur, qui recherche le consensus avec les non-islamistes. Il y a ce qu'on appelle le « Principe de réalité », par le contexte israélo-arabe, ce qui les oblige à chercher des ponts avec des mouvements non-islamistes.
Ce qui les symbolisent demeure le refus de se déradicaliser par rapport à Israël, même en cas d'arrivée à de hautes responsabilités étatiques. Et leurs structures demeurent conservatrices. Le Hamas a toujours voulu dialoguer avec l'Occident, preuve de leur côté gestionnaire. Mais ils restent révolutionnaire face à Israël. Cependant, même là, ils savent évoluer, comme lorsqu'il faut négocier la libération de prisonniers. Israël aussi proclame n'avoir aucune relation avec le Hamas, or c'est un mensonge, Hamas et Israël savent communiquer quand il le faut.
L'AKP (Turquie) demeure un modèle idéal pour tous, autant dans sa gestion que son discours. Les turcs ont réussi là où les islamistes arabes semblent avoir longtemps échoués, l'AKP remporte toutes les élections, forte croissance économique, interlocuteur fréquentable pour l'Occident, et la Turquie est dans les pays les puissant du monde.
Durant longtemps, l'Iran représentait cet idéal. Mais la République islamiste est aujourd'hui en grande difficulté économique et montré du doigt par l'Occident.
Chagnollaud : Précision, le pragmatisme du Hamas a ses limites. Ils refusent la réconciliation nationale. Oui la faute est partagée, Fatah et Hamas, mais ces-derniers refusent de réorganiser des élections, tout est au point mort.
Q : Où va la Tunisie ?
Salgon :Quoi qu'on en dise, la Tunisie est dans un processus de démocratisation. La parole s'est libérée, petit à petit, c'est un fait. Il y a un cousinage entre Ennahda et les mouvements salafistes. Ces-derniers refusent la logique politique gestionnaire.
Ce qui est sur, c'est qu'il y a une contradiction dans ce cousinage, Ennahda se voulant gestionnaire, de plus en plus fréquentable, mais copinant avec les salafistes. Risque d'affrontement un jour ou l'autre.
Amghar : Il y a moins de concurrence que de complémentarité. La contradiction entre Ennahda et salafiste est claire. Il faut revenir à la doctrine pure pour bien comprendre.
Sur un plan esthétique, Ennahda est en costume, avec une petite barbe taillée. Les salafistes sont en djellaba, et une longue arabe. Ce n'est pas anodin. Il y a une opposition doctrinale profonde. Les salafistes refusent clairement les représentations de Dieu, ils sont très « littéralistes ». En revanche, Ennahda autorise les allégories faisant référence à Dieu.
Ennahda sous-traite le contrôle de certain lieu, de certaines choses, aux salafistes. Ils utilisent la posture radicale des salafistes pour faire avancer certaines réformes. Certaines positions qu'Ennahda ne peut plus prendre, dû au fait qu'ils souhaitent devenir fréquentable auprès de l'Occident, ils sous-traitent aux salafistes.
Dans la logique des Frères Musulmans, il y a l'idée d'un front commun pour l'islam, donc les salafistes sont des alliés potentiels.
Q :Vos réflexions sont très centrées sur le Maghreb, le Hezbollah est connu pour son programme économique inspiré de la « gauche ».
Amghar :Oui bien sur, mais cela est d'une part très minoritaire au sein du monde musulman, d'avoir un parti islamiste refusant le libéralisme économique. Et même au sein du Hezbollah, il y a des contradictions, des débats, rien n'est assuré.
Q : Peut-on schématiser que le Qatar soutient les frères musulmans, et l'Arabie Saoudite les salafistes ?
Amghar : c'est en partie valable. Mais leurs objectifs n'est pas d'islamiser, ils cherchent uniquement à financer des structures qui sauront faire résonner les intérêts qataris et/ou saoudiens dans le pays. C'est une logique clientéliste.
Tariq Ramadan par exemple, très pertinent, mais connu que sa chair est financé par le Qatar. Remarquez qu'il est très offensif sur l'Arabie Saoudite, et assez silencieux, ou modéré, sur le Qatar.
Q : les partis islamistes ont fait leur beurre sur la justice sociale durant les Révolutions, ne vont-ils pas devoir rendre des comptes ?
Amghar : pas encore suffisamment d'élément pour cela. Ce qui est sur, c'est que les islamistes ont un souci avec la justice sociale, ils l'avouent eux-mêmes ! Les syndicats islamistes n'abordent pas ces questions de redistribution, de justice sociale, mais se focalisent sur le maintien des lieux de prières dans les entreprises, les pause pour prier... C'est un vrai problème pour eux. Ils pensent que le caritatif sera un rempart aux maux du libéralisme économique.
Q : Leurs positions face à la lutte anti-terroriste en Occident ?
Amghar : Il faut d'abord que l'Occident soit clair sur ses positions. La France ne peut pas mener une politique intérieur intensive contre les réseaux islamistes, et à côté soutenir la rébellion libyenne et/ou syrienne, fortement composé d'islamistes. Le problème est que le citoyen lambda ne comprend pas ces incohérences.
Ennahda est tranquille sur ses positions vis-à-vis des salafistes. Ces-derniers font peur aux occidentaux, Ennahda leur dit : « regardez, nous formons une démocratie et nous les maîtrisons ». En bref, nous sommes crédibles.
Salgon : En Libye, Clinton demande que justice soit faite par rapport à l'attaque contre l’ambassade américaine, or les États-Unis s'appuient depuis toujours sur les mouvements islamistes ou salafistes pour déstabiliser les régimes.
Ce qui est sur, c'est que les salafistes, en Libye comme en Tunisie vont devoir se calmer, ou il y a risque d'affrontement avec les partis islamistes.
Q : Ne comprend pas l'obstacle pour justice sociale.
Amghar : Le libéralisme fut théorisé tardivement, mais les islamistes proclament avoir pensés le libéralisme économique bien avant eux. Le souci est que face à la crise du capitalisme, ils ont besoin de se positionner. Les déshérités ne pourront accepter cela longtemps, il va falloir une évolution ou un repositionnement.
Salgon : Ne pas sous-estimé la barrière religieuse. La Zakât (troisième pilier de l'islam, signifiant aumône, implique que le musulman doit donner une certaine somme aux démunis dans son pays de résidence. Certains régimes islamiques font du zakât une norme étatique, l'Etat centralisant les « dons », et les redistribue). Le Coran refuse l'assistanat, il appelle à entreprendre, travailler, ce que les islamistes assimilent en partie au libéralisme économique.
Il est important de préciser que les islamistes ne sont que des produits de l'histoire. L'environnement les pousse à agir ainsi. Dans les années 1970, le socialisme était omniprésent dans le monde arabe. Les islamistes marginaux, ou alors tentaient de s'adapter. En 2012, le socialisme a fortement reculé pour différentes raisons, et les islamistes ont su s'adapter au nouveau contexte.
Q : Y'a-t-il une même attitude face à Israël ?
Amghar : Nous pourrions en parler des heures. Je vais me limiter à une anecdote. Lors d'un entretien avec un salafiste, je m'étonne de le voir me proposer du Coca-Cola. Il m'a répondu qu'en tant que musulman, le soutien aux palestiniens est naturel, mais qu'il fallait tout de même garder des liens avec Israël, le prophète était contre les juifs mais il maintenait tout de même des liens commerciaux avec des commerçants juifs.
Là est une des explications du fait que l'Arabie Saoudite, antre du salafisme, maintien un lien, en sous-marin, mais tout de même flagrant, avec Israël. Nous pouvons parler d'alliance (économique) objective.
Élément important, le développement du salafisme dans les Territoires Palestiniens, notamment à Gaza, soutenu par l'Arabie Saoudite, dans un seul et unique objectif : diminuer le Hamas. Le développement est lent, mais réel.
Salgon : Même en sortant du salafisme, l'AKP, parti islamiste « modéré » au pouvoir en Turquie, n'a jamais rompu les liens ancestraux (depuis 1959) entre la Turquie et Israël, notamment dans les manœuvres militaires communes. Sauf lors de l'affaire de la Flottille pour Gaza, en 2010, il n'y a jamais eu de rupture clair des relations entre les deux pays. Et même lors de cet épisode, la rupture fut sporadique.
Les discours radicaux qu'ont systématiquement l'ensemble des partis islamistes face à Israël ne sont que des exercices de style, mais peu d'actions concrètes.
Amghar : En France, il y a aussi un devoir pour préserver le Mouvement de Solidarité. De plus en plus de sympathisants des idées islamistes, ou de simples musulmans, se laissent attendrir, ou créent des ponts, avec l'extrême droite. Ce sujet pourrait être au cœur d'un autre débat, mais ne schématisons pas extrême droite = anti-musulman. Une partie de l'extrême droite, par pur antisémitisme, tente de créer des relations avec les milieux islamistes.
La liste anti-sioniste, de Dieudonné, en 2009, en est le symbole. Sur cette liste, vous aviez Yahia Gouasmi, directeur du centre Zahra France et dirigeant de la Fédération des Chiites de France, avec Alain Soral, ancien du PCF qui a rejoint les rangs de Jean-Marie Le Pen. Mais aussi un cadre du Front National Jeune, un nationaliste catholique, une jeune femme voilée...
On peut trouver des éléments d'explications dans l'ouvrage Comprendre l'Empire, d'Alain Soral, sorti l'an dernier. La thèse globale du livre est que l'Occident chrétien doit s'allier au monde musulman pour lutter contre l'Empire, c'est à dire Israël et les États-Unis. Les musulmans et les catholiques doivent s'allier contre les juifs et les protestants. Pourquoi ? Parce que juifs et protestants sont les créateurs du prêt à intérêt. Le prêt à intérêt n'est pas autorisé par le catholicisme ni l'islam. Et ce prêt à intérêt est la matrice de la finance mondial qui permet d'asservir les peuples.
On peut aussi prendre l'exemple de Kamel Bechir, ancien cadre de l'Union des Organisations Islamiques de France, qui se rend à un meeting du Front National.
Pour combattre cela, il n'y a qu'une seule arme, toujours contextualiser les faits quand on nous les présente, et se renseigner. C'est la seule chance pour préserver le Mouvement de Solidarité.
Q : Les jeunes de Sidi Bouzid, en Tunisie, à la tête de la révolution, où en sont-ils aujourd'hui ?
Amghar : Il faut comprendre que la Tunisie vit aujourd'hui une crise identitaire. Non pas au sens négatif du terme, mais dans le fait de souhaiter redéfinir la Tunisie. Quelle Tunisie pour demain ? L'avenir crispe les débats, notamment sur la question des femmes, et celles-ci ne se laisseront pas faire.
Débat sur : Charia ou non ? Comment réagir face à l'atteinte du sacré par l'art ? Qu'est ce que l'art ? Quel art voulons-nous ? Qu'est ce que le sacré ?
Ces débats sont autant de nouveaux enjeux pour la Tunisie et pour le peuple Tunisien. Il ne faut surtout pas caricaturer, ou schématiser, il y a de vrais débats. La Tunisie vit un véritable bouillonnement politique. Beaucoup de réflexions.
Q : Quelle différence entre laïcisation et sécularisation ?
Amghar : D'abord, rappeler que la laïcité ne signifie pas supprimer les religions. La laïcité c'est le fait que les représentants de l’État n'ont pas de signes religieux distinctifs. La religion ne disparaît pas, elle doit simplement demeurer dans un cadre privé. La La¨citié c'est aussi le fait d'assurer une séparation entre l’Église et l’État pour que chaque culte soit sur la même ligne, et qu'ils puissent chacun s'exercer en toute liberté.
La sécularisation c'est le fait que l'on diminue, voire on supprime les références religieuses dans l'espace public, au profit d'autres éléments, mais que l'on maintient une société basée sur la religion.
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