Fin de la domination occidentale. Du racisme anti-Blancs à l’islamophobie (Alain Gresh)
Colloque du 9 février 2013
Sous les masques du « racisme anti-Blancs »
Réflexions sur les enjeux du racisme et de l’antiracisme aujourd’hui
Fin de la domination occidentale
Du racisme anti-Blancs à l’islamophobie
Alain Gresh, Journaliste, animateur du blog Nouvelles d’Orient,
auteur de L’islam, la République et le monde, Hachette.
Lors de son congrès du 31 mars-1er avril 2012, le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP), a connu deux débats parallèles très vifs, un sur le racisme anti-Blancs et l’autre sur l’usage du terme d’islamophobie. Il ne s’agit pas d’une simple coïncidence. Même si les clivages qui ont divisé l’organisation ne se recoupaient pas totalement – la motion 7, qui contestait l’usage du terme de racisme anti-Blancs, avait été écartée par quarante-neuf voix contre soixante et un. La dénonciation de l’islamophobie (motion 5), au contraire, avait été entérinée par une courte majorité (soixante voix contre cinquante-deux) contre l’avis de la plupart des membres de l’actuelle directioni. En quoi ces deux débats sont-ils liés ? Je m’attarderai surtout sur la dimension internationale de ces polémiques et la manière dont elles accompagnent le bouleversement de l’ordre mondial.
C’est dans les années 1980 que le concept de racisme anti-Blancs s’est imposé dans la vie politique française. Bien sûr, l’extrême droite y a largement contribué et l’a instrumentalisé dans la lutte contre les immigrés, notamment ceux du Maghreb. Mais une utilisation différente en a été faite par d’autres courants et pour d’autres usages, en premier lieu dans la lutte contre le tiers-mondisme. C’est l’essayiste Pascal Bruckner qui va populariser « à gauche » le concept de « racisme anti-Blancs », dans son livre publié en 1983, Le Sanglot de l’homme blanc. Dans un contexte international bien précis que décrit alors Paul-Marie de La Gorce dans Le Monde diplomatique :
« Au terme du cycle des trente années qui va de 1954 à 1984, c’est peu dire que beaucoup d’espoirs sont déçus, beaucoup d’illusions évanouies, beaucoup de prédictions démenties par l’histoire. La mode, comme toujours excessive, est maintenant au désenchantement et au scepticisme : le tiers-monde n’aurait résolu aucun de ses problèmes, ni la faim, ni le sous-développement, ni la désunion ; les expériences socialistes y ont tourné en dictatures tropicales, et les expériences capitalistes en corruption cosmopolite. Aucun “centre de pouvoir”, aucun “pôle” international, en tout cas, n’y seraient nés. Et il est remarquable qu’en France ait eu quelque succès le livre de Pascal Bruckner le Sanglot de l’homme blanc, où débordent amertume, aigreur et rancœur, et où toute action anticolonialiste, tout effort pour comprendre le tiers-monde ou lutter contre le sous-développement paraît assimilé à un sentiment de culpabilité, à la haine de soi et au masochismeii. »
Cette polémique sur le tiers-mondisme, aujourd’hui un peu oubliéeiii, a vu, en France, la création par Médecins sans frontières d’une fondation, Libertés sans frontières. Ses thèmes essentiels ? Les échecs du tiers-monde ne sont pas le résultat d’un ordre international injuste ; il n’existe pas « d’échange inégal » et le Nord ne pille pas le Sud ; le tiers-mondisme est le fourrier du communisme et du totalitarisme. La gauche, selon cette doxa, s’était fourvoyée en soutenant inconditionnellement les mouvements de libération nationale, elle se fourvoyait encore en soutenant (dans les années 1980) le sandinisme ou les Palestiniens. L’idée d’« un nouvel ordre économique mondial », comme celle d’« un nouvel ordre mondial de l’information », avancées par le Mouvement des non-alignés méritait une opposition absolue. En bref, la planète n’était pas divisé entre le Nord et le Sud et le premier n’exploitait pas le second. C’est aussi le moment, notamment après l’invasion israélienne du Liban de 1982, où ce tiers-mondisme est assimilé à de l’antisémitisme. Israël, écrit en substance Alain Finkelkraut est devenu un Etat paria, des majorités automatiques à l’ONU condamnent cet Etat assimilé au camp occidental.
On mesure ainsi que l’idée de l’existence d’un racisme anti-Blancs ne concerne pas seulement l’immigration, mais aussi l’ordre international. Sous ce vocable, s’exprimait le refus des luttes du tiers-monde de passer de l’indépendance politique à l’indépendance économique était rejetée.
On va retrouver ce double usage (intérieur et international) dans une autre expression, « les racines chrétiennes de l’Europe (ou de la France) », avec les même cibles : les immigrés (musulmans bien sûrs) « ennemis de l’intérieur » – ce que le ministre socialiste Manuel Valls répète désormais sans aucune honte – ; l’islam, étranger au monde européen et donc menaçant. Nous entrons dans l’ère du « choc des civilisations ».
Dans un discours au Puy-en-Velay, le 3 mars 2011, le président Nicolas Sarkozy déclarait : « Les peuples sont comme les Hommes : qu’ils occultent leur passé, qu’ils nient tout ou partie de leur identité et ils courent le risque de voir un jour ressurgir ce qu’ils ont refoulé mais sous une forme inquiétante.La chrétienté nous a laissé un magnifique héritage de civilisation et de culture, je suis le président d’une République laïque. Je peux dire cela, parce que c’est la vérité. Je ne fais pas de prosélytisme, je regarde simplement l’Histoire de notre pays. Une fois dit cela, je veux dire que la France a puisé à d’autres sources : il y a quelques semaines, j’ai reconnu et salué les racines juives de la France. Grégoire de Tours, le plus ancien de nos historiens, qui dans les mêmes pages de son Histoire des Francs, parle pour la première fois non seulement du sanctuaire du Puy-en-Velay mais de la synagogue de Clermont ! C’était en Auvergne déjà et Grégoire de Tours écrivait il y a près de 15 siècles ! C’est la France. La France que nous aimons, la France dont nous sommes fiers, la France qui a des racines. » Il est faut rappeler que le concept de « civilisation judéo-chrétienne » est tout à fait récent, mais je ne peux ici m’étendre sur le sujetiv.
En 2004, le président Jacques Chirac s’était opposé à toute référence aux racines chrétiennes dans la constitution européenne. Parmi bien d’autres, l’historien Paul Veyne a démontré la fausseté de cette idée dans son livre magistral Quand notre monde est devenu chrétien (312-394) (Albin Michel).
Après avoir expliqué en quel sens le christianisme pouvait avoir créé « l’illusion de racines »chrétiennes, il poursuit : « Aucune société, aucune culture, avec son fourmillement et ses contradictions, n’est fondée sur une doctrine. De l’entrecroisement confus de facteurs de toute espèce qui composent une civilisation, la partie qui semble émerger est la religion, ou encore les grands principes affichés, parce que c’est la partie audible, lisible, langagière d’une civilisation, la partie qui saute aux yeux et aux oreilles et d’après laquelle on est porté à la caractériser et à la dénommer. On parle donc de civilisation chrétienne de l’Occident, on attribue son humanitarisme au christianisme. On se représente une société comme un grand Individu dont la pensée précède l’action. Peut-être, mais la religion n’est qu’un facteur parmi bien d’autres, qui n’a d’efficacité que lorsque son langage devient réalité, lorsqu’il s’incarne dans des institutions ou dans un enseignement, dans le dressage coutumier d’une population dont la religion devient l’idéal. Mais le facteur religieux rencontre alors les autres réalités, les institutions, les pouvoirs, les traditions, les mœurs, la culture séculière. (...) L’Europe n’a pas de racines, chrétiennes ou autres, elle s’est faite par étapes imprévisibles, aucune de ses composantes n’étant plus originales qu’une autre. »(pp. 265-266).
Le concept de « racines chrétiennes » a, pour le président Sarkozy, une fonction de politique intérieure qu’il a mis en avant dans sa campagne présidentielle de 2011. Mais, employé bien au-delà des frontières de l’Hexagone, il traduit aussi une frilosité devant les bouleversements que connaît l’ordre international : ce qui est en train de prendre fin sous nos yeux ce sont deux siècles d’histoire marqués par une domination sans partage de l’Europe d’abord, du Nord (avec les Etats-Unis ensuite). Cela ne veut pas dire que le monde occidental est marginalisé, ou ne joue aucun rôle, mais qu’arrive à maturité le processus d’émancipation des peuples de la planète et que après une longue marginalisation, des pays comme la Chine, l’Inde, l’Afrique du Sud ou le Brésil, occupent une place nouvelle dans l’ordre international.
Ce surgissement de l’ancien tiers-monde sur la scène internationale alimente, comme je l’ai dit, les peurs, peurs de « l’ennemi intérieur », peur de l’ennemi extérieur. Avancer l’idée de « racines chrétiennes » c’est lever un drapeau pour unir les sociétés européennes et occidentales contre les menaces contre « nos valeurs », « notre mode de vie ». C’est la suite du combat mené dans les années 1980 contre le tiers-mondisme.
Même si les concepts de racisme anti-Blancs et d’islamophobie ne sont pas totalement équivalents, ils reflètent le même effroi face à un monde qui change.
Ils ont aussi en commun d’avoir permis une convergence de la droite et d’une partie de la gauche. C’est le cas de l’islamophobie : on ne peut pas être de gauche et raciste, mais on peut se prétendre de gauche et être islamophobe. Le rapport 2012 du Conseil national consultatif sur les droits de l’homme (CNCDH) qui fait des études sur le racisme, l’antisémitisme et l’opinion publique notait un phénomène nouveau : une fraction non négligeable de l’électorat du Front de gauche ou des Verts, qui est antiraciste – elle ne pense pas que les immigrés viennent manger notre pain, est d’accord pour qu’ils disposent de plus de droits, y compris celui de voter, etc. – est ouvertement islamophobe. Il existe donc, à travers ce concept d’islamophobie, une capacité plus large de mobiliser l’opinion en France – et au-delà en Europe – contre la menace islamiste à la fois intérieure et extérieure. Notons aussi que, dans les trois débats – dénonciation du tiers-mondisme, racisme anti-Blancs et islamophobie –, on voit affirmer l’idée qu’« ils » sont antisémites, que l’Etat d’Israël est injustement attaqué, que la critique de la politique cet Etat n’est qu’un camouflage de l’antisémitisme.
Dans un climat de peur alimenté par la crise économique et sociale la plus grave que nous ayons connue depuis 1929, ces concepts ambigus sont particulièrement dangereux. Ils servent à souder les populations européennes « de souche » contre un ennemi imaginaire, au lieu de les mobiliser pour un ordre plus juste, à la fois aux plans national et international.
i Lire « Le MRAP et le racisme anti-Blancs II », blog Nouvelles d’Orient, 3 décembre 2012.`
ii « Le recul des grandes espérances révolutionnaires », mai 1984.
iii Lire le dossier que lui a consacré Le Monde diplomatique en mai 1985. Disponible dans les archives du Monde diplomatique.
iv J’ai consacré à ce thème une partie de mon livre De quoi la Palestine est-elle le nom ? Actes Sud.
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