Doudou Diène : intervention pour les 60 ans du MRAP
Doudou Diène, Ancien rapporteur spécial de l’ONU sur le racisme
L’intervention de Jean Ziegler a bien mis en évidence l’importance du front économique et social, et c’est bien là, en effet, que le racisme et la discrimination se traduisent prioritairement et de façon concrète. D’ailleurs, en tant que Rapporteur spécial des Nations Unies sur le racisme, j’ai toujours mis l’accent sur l’importance et la signification qu’il fallait apporter à ce que j’appelle « la coïncidence entre les deux cartes » : celle de la marginalisation économique , sociale et politique qui coïncide dans de nombreux pays avec celle ethnique des minorités – et qui montrent que bien souvent ce sont les mêmes communautés qui sont marginalisées socialement et économiquement.
Cependant il serait dangereux de sous-estimer l’autre front sur lequel le racisme se développe insidieusement, le front intellectuel et idéologique où les questions de mémoire et d’identité se trouvent mises en débat.
Nous invitent à investir ce front un événement d’actualité : le débat lancé par M. Eric Besson sur l’identité nationale, et plus largement l’enjeu de la crise identitaire que traverse le monde occidental, notamment européen et qui représente sans doute l’une des sources profondes du racisme, de la xénophobie et de l’intolérance.
Dans un pays dont la culture, l’idéologie nationale sont basées sur les principes d’universalité qui ont longtemps constitué le porte-drapeau, ou peut-être le cache-sexe de la domination occidentale, on peut légitimement s’interroger sur la signification du débat proposé par M.Besson. De toute évidence, cette contradiction-là signale la crise identitaire précédemment évoquée.Et s’il y a crise identitaire, c’est parce que les vieilles identités nationales, telles qu’elles ont été définies historiquement et véhiculées à travers l’enseignement, la culture, la littérature, sont en contradiction profonde avec les dynamiques multiculturelles des sociétés concernées. C’est à mon sens cette contradiction-là qui est l’une des sources de la montée du racisme.
Les photos de famille des réunions du G8, du G20 illustrent bien le retour des structures qui, au XIXème siècle, régissaient le monde ou prétendaient le régir. On revient lentement à cette configuration d’un groupe de pays qui estiment devoir penser le monde, le diriger ou proposer des solutions aux problèmes que les peuples se posent. On y voit, comme je les qualifie, ces zones grises –c’est-à-dire ces personnes en chemise blanche et costume noir- qui représentent la vieille Europe. Cependant, lorsque la caméra se déplace, que son champ s’ouvre, et qu’on arrive dans la rue, on prend alors conscience d’une vie culturelle diverse, plurielle, colorée qui rend notre époque intéressante, dynamique mais dont le corollaire négatif est une montée incontestable du racisme.
Les tendances lourdes : A l’analyse, trois tendances lourdes doivent être prises en compte :
• La montée de la violence raciste et l’actualité du génocide. On sait maintenant que tous les quinze ou vingt ans, une communauté entière est décimée à cause de sa culture, de sa religion -dernièrement c’était Srebrenica, précédemment le Rwanda, tandis que d’autres se préparent ailleurs.Ainsi à côté de la violence raciste individuelle, quotidienne comme elle se donne à voir tous les jours partout, la vitalité du crime de masse, collectif doit nous interpeller même si nous ne sommes pas directement concernés.
• L’instrumentalisation du racisme à laquelle on assiste au delà de cette violence, représente la deuxième tendance lourde. Phénomène gravissime, il se caractérise par une sorte de « démocratisation » du racisme, dans le sens où nous le savons maintenant, le racisme est électoralement payant. Si la plate-forme de certains partis est basée sur un discours ouvertement raciste et xénophobe, ce qui est plus pré-occupant encore, ce n’est pas la réalité de ces discours, mais le fait que ces discours ont un impact électoral et que l’on voit de plus en plus de partis politiques élus sur ces programmes racistes rejoindre des coalitions de gouvernement leur permettant d’accéder au cœur du pouvoir démocratique et de se trouver en capacité de peser sur la politique de l’Etat et du gouvernement. Et parallèlement leur rhétorique, leurs discours, leurs concepts lentement font prégnance dans les programmes et les discours des partis dits dé-mocratiques. L’exemple de la France est parlant. La récupération du discours du Front national par le parti au pouvoir actuellement est un phénomène grave, une sorte de « démocratisation » du racisme qui mérite analyse.Ainsi quand on interroge le discours xénophobe et raciste qui « fait élire », il s’articule invariablement autour de deux concepts centraux, l’un est le concept d’identité, l’autre celui de sécurité, ce dernier principalement depuis le 11-Septembre 2001. Ce qui les lie n’est autre que la notion de défense ajoutée à ces deux concepts et qui en souligne le caractère de gravité et d’urgence. Défense de l’identité nationale tout comme défense de la sécurité nationale …parce que l’on défend toujours quelque chose « contre » quelqu’un, ce concept même « signale, désigne, identifie » celui qui est en train d’émerger comme figure de l’ennemi, comme objet du racisme. Et aujourd’hui cette figure est celle de l’immigré. C’est contre lui que les plates-formes racistes sont en général élaborées. C’est également lui, l’immigré, qui est en cause lorsqu’on interroge les concepts de sécurité, lui contre lequel il faut se défendre. C’est bien sa figure qui est stigmatisée, associée depuis le 11-Septembre à la dénonciation de groupes et de communautés entières dans lesquelles sans aucun doute l’islam occupe une place extrêmement importante. Objet d’une instrumentalisation politique aux conséquences discriminatoires les plus troubles, l’identité est bien un point qu’il faut absolument revisiter.
• La dernière tendance lourde qui caractérise la situation actuelle est la légitimation intellectuelle du racisme. Ce à quoi nous assistons n’est autre que le surgissement de textes écrits souvent par des universitaires, éminents comme Samuel Huntington auteur de la théorie du Clash des civilisations, ou beaucoup plus discrets que lui, mais qui tous recyclent les vieux concepts fondateurs des discriminations et du racisme et/ou utilisent la panoplie des stéréotypes qui ont démonisé, suivant les textes ou les contextes, les juifs, les Noirs ou les musulmans. Tant il est vrai qu’on a d’abord démonisé une race, une religion, avant de la discriminer ou de l’exterminer.Au niveau plus scientifique, il n’est pas inutile de rappeler qu’il y a deux ans le prix Nobel de médecine, James Watson, a déclaré dans un discours que l’intelligence des Noirs, des Africains était inférieure à celle des autres, reprenant en cela un vieux discours fondateur des XVIII et XIXèmes siècles et même d’une époque antérieure qui avait justifié l’esclavage et la traite transatlantique.Ce qui rend difficile le combat contre le racisme , c’est la désertion sur le front intellectuel, la négligence coupable de la riposte ; c’est oublier que toutes les formes de racisme sont d’abord des constructions intellectuelles. Or, ce front est investi par les nouveaux idéologues du racisme. Si dans son ouvrage sur le Clash des civilisations, dans lequel il met en scène un monde antagonisé entre un Occident menacé et un islam menaçant, d’où il conclut à l’inéluctabilité d’un conflit ou d’une guerre, dans son second essai, « Who we are ? » (Qui sommes-nous ?), Samuel Huntington affirme que l’identité nationale des Etats-Unis est menacée par la culture et la démographie latinos. En instrumentalisant de la sorte la notion d’identité nationale, il légitime toutes les discriminations dont les Latinos sont victimes aux Etats-Unis. Au delà de l’exagération et de son côté méprisant, ce discours revisité par de nombreux intellectuels qui l’ont décrypté ne tient pas à l’analyse.
Cependant, le front intellectuel ne peut se résumer aux seuls aspects d’ordre théorique ou idéologique. Parallèlement aux écrits d’universitaires ou d’intellectuels reconnus, ces représentations se retrouvent également diffusées au niveau des médias et de la communication en général.Quelqu’un comme Huntington, enseignant dans une très prestigieuse université voit ses thèses relayées par toute une cohorte d’institutions, de structures, au sein des médias populaires que l’on lit à Boston comme dans le Middle West ; discours relayés par des revues et des magazines destinés à des publics ciblés, par des ouvrages qui circulent dans le monde éducatif. Huntington, comme ses pairs en la matière, est littéralement utilisé comme justificatif par certains courants représentant la tendance lourde de la politique états-unienne.La centralité de la question identitaire Ignorée par une partie de l’opinion que l’on appelle la gauche et qui a littéralement cédé le terrain idéologique à la pensée conservatrice prise dans sa globalité, la question identitaire n’en demeure pas moins centrale. L’explosion des banlieues en 2005 marqua son irruption dans le débat public. Si la première lecture de ce mouvement provoqua pour l’élite une réaction indignée devant ce qu’elle considérait comme l’émergence des zones de non-droit, il lui a fallu concéder par la suite que l’existence des discriminations pouvait en partie légitimer ces révoltes. Cependant, le débat s’est hissé à un niveau supérieur, est devenu beaucoup plus complexe lorsque les jeunes de banlieue, parfois de façon un peu brouillonne et non structurée, ont commencé à dire qu’outre la lutte contre les discriminations, ils revendiquaient que la mémoire nationale et l’identité nationale prennent en compte et reflètent leur(s) mémoire(s) et leur(s) identité(s).
C’est dans ce contexte et à ce moment-là qu’ont surgi ce que j’ai appelé précédemment les concepts défensifs :
• le concept de « communautarisme » a été dès lors parfaitement instrumentalisé : les groupes ont été malintentionnément qualifiés de communautarisés -alors même qu’ils se veulent communautaires-. Or il est flagrant que c’est le système en place qui les a communautarisés en les assignant à résidence dans des ghettos urbains, dans les banlieues des grandes villes du monde industriel dans lesquels on les a littéralement enfermés. Faire l’impasse sur cette généalogie, c’est refuser de reconnaître ses propres responsabilités, et ce concept défensif qui se structure autour de l’accusation de communautarisme ne fait que rendre inaudible le discours profond de ce que l’on appelle les communautés, qui est précisément de sortir du communautarisme et d’avoir accès à l’égalité, alors même qu’ils sont à proprement parler enfermés par les discriminations au niveau de l’emploi, du logement, et par le harcèlement policier dont ils sont victimes.En fait, s’inscrit en filigrane de ce discours sur la communautarisation, l’accusation insidieuse que ces communautés représentent un danger pour l’identité nationale.
• En résonance a été convoqué le concept deRépublique, la République comme entité intangible et éternelle, la République comme concept égalitaire, non discriminatoire et qui ne peut prendre en compte de revendication ni mémorielle, ni d’identité spécifique puisque la République « égalitarise » tout le monde.Il s’agit là d’une République a-historique, c’est-à-dire qui n’est liée à aucun des grands événements qui ont marqué l’Histoire, ni la colonisation, ni la Seconde Guerre mondiale qui a pourtant vu l’engagement et la mort de tant de soldats du Tiers Monde, Arabes, Africains, principalement, venus se battre pour la France.Ainsi cette République n’est-elle utilisée, en dernier recours, que comme masque idéologique de nouvelles formes de discriminations, convoquée en renfort pour maintenir le statu quo.Et la responsabilité de tous ceux qui auraient dû revisiter cette notion, l’historiciser, la questionner, est grande, celle de la gauche et celle des intellectuels qui n’ont pas fait ce travail dans ce moment critique.
• Dans le même temps, un autre concept défensif, dans lequel la notion identitaire est également présente, a été avancé jusqu’à devenir incontournable dans l’espace intellectuel : il s’agit du concept de « concurrence mémorielle ». Elaborée dans le même contexte idéologique et historique, cette notion s’est imposée - a été imposée - lorsque les minorités nationales ont estimé, qu’audelà du combat sur le front économique, social et politique, le front de la mémoire nationale devait être également investi et intégrer les mémoires spécifiques des différentes communautés :
la mémoire de la colonisation et celle de l’esclavage particuliè-rement. Pour les descendants d’immigrés, la mémoire nationale devant légitimement prendre en considération l’histoire de leurs parents, de leurs grands-parents qui se sont établis ici, ainsi que leur propre histoire de personnes nées ici. C’est en réponse à cette revendication qu’a été forgé ce concept de « concurrence mémorielle » derrière lequel se cache quelque chose d’extrêmement dangereux. Utilisé pour disqualifier les légitimes revendications de ceux qui ont été, en tant que communautés, l’objet de discriminations historiques, certains n’ont pas hésité à exprimer leur refus total de voir la République prendre en considération l’histoire de ces communautés, au motif que cette revendication-là signifiait une négation de l’Holocauste, une manière de le remettre en question, de porter atteinte à sa mémoire.
Discours extrêmement pervers s’il en est, profondément regrettable, d’autant que sur le front intellectuel, ce que l’on appelle la gauche n’a pas réagi, mais au contraire, a bien souvent utilisé cette notion de concurrence mémorielle, reprise comme une sorte de doxa dans les médias. Mais en la circonstance, le plus grave est sans doute que, derrière les discours sur la mémoire, a été mis à mal, de façon irréversible, l’indispensable dialogue entre les mémoires, entre toutes les mémoires. Derrière la notion de concurrence mémorielle, il y a certes, l’intention idéologique de vouloir antagoniser deux mémoires, celles de deux peuples qui ont souffert, ce que Senghor appelait la trilogie des peuples souffrants. Une réalité humaine, profonde, est ainsi négligée qui pourrait aider à une meilleure compréhension. Ainsi combien de membres de la communauté noire africaine ont-ils une connaissance historique de ce qu’a été l’Holocauste, l’extermination des juifs d’Europe en tant que peuple, la compréhension de ce que peut être pour chaque juif pris individuellement dans sa quotidienneté intime de vivre avec cette sourde conscience d’un passé effroyable? De même combien de membres de la communauté juive ont-ils essayé de comprendre l’esclavage, tant dans son historicité que par une approche plus factuelle, ce qu’il a représenté comme décimation, comme élimination de millions d’hommes et de femmes africains à travers la traite négrière ? Combien ont-ils voulu savoir quel était l’intime du Noir qui est leur voisin ici en France ? Comment il a intériorisé cette violence historique ? En somme, comment il vit ici ?
Silence et invisibilité. Quand on interroge la construction de ces trois concepts défensifs du discours identitaire républicain, on en revient toujours à deux données essentielles qui sont constitutives de toutes les formes de racisme et de discrimination : le silence et l’invisibilité. C’est une idée très ancienne que l’identité, la singularité, voire la spécificité de tous ceux qui sont victimes de racisme n’ont pas à être partie de l’identité nationale. C’est le fondement même de toute la politique d’intégration en France, de la sphère théorique principielle jusqu’à sa mise en œuvre concrète.Ce qui est proposé, c’est ce que j’appelle l’intégration-strip-tease, l’idée que les communautés qui viennent dans les Etats-nations de l’Occident, de l’Europe et notamment ici, en France, doivent littéralement se déshabiller à la frontière et se débarrasser de toute spécificité culturelle, religieuse et même ethnique (si tant est que l’ethnique puisse être masqué …) pour se faire vêtir du manteau égalitaire de la République .
En fait, on assiste à un véritable retour des vieux discours sur la mission civilisatrice de l’Occident, derrière lesquels se trouvait l’idée que les autres peuples qui subissaient la conquête, la domination coloniale, n’étaient pas dominés pour des raisons politiques ou économiques, mais dans le souci de leur apporter la lumière, la civilisation. Discours qui a fait prégnance sur les mentalités et les inconscients collectifs et que l’on retrouve aujourd’hui derrière la conception de l’intégration qui est dominante et qui est l’une des sources profondes du racisme.
Alors que la montée du racisme est un phénomène négatif, qu’il faut identifier pour mieux le
combattre, il est dangereux que dans le même temps puisse se développer un discours identitaire récurrent, articulé par M. Besson et une certaine élite et qu’ait pu être créée une institution gouvernementale, le ministère de l’Identité nationale, auquel on a accolé l’Immigration pour mieux désigner l’ennemi.
De même, il est contradictoire que cette même élite, si prompte à se parer des valeurs de la République, n’articule aucun discours sur l’invisibilité des minorités, leur absence de représentativité au niveau des institutions nationales, notamment des institutions de pouvoir.
Alors que les identités devraient dialoguer, le discours dominant, celui du pouvoir sur l’identité, est réducteur et met en évidence une nouvelle fois la crise identitaire profonde que traversent nos sociétés dont les élites ne se montrent toujours pas capables de se départir d’un certain sentiment de supériorité hérité du passé.
Lutter sur tous les fronts
Alors que les mobilisations, tant sur le plan intellectuel que militant, doivent se développer avec plus de rigueur, le constat que j’ai pu établir, en tant que Rapporteur spécial au cours de mes six années d’enquêtes menées dans une trentaine de pays, montre que l’une des causes de la faiblesse du combat contre le racisme, est bien cette rupture du front des victimes, tout simplement parce que le discours raciste dominant est non seulement d’invisibiliser les communautés victimes, d’antagoniser leurs mémoires, mais également de les diviser.Sans doute le débat actuel sur l’identité française permettra-t-il d’approfondir ces questions et de favoriser la remobilisation intellectuelle.
Alors que la montée du racisme et de la xénophobie se vérifie de façon dangereuse avec le développement de l’influence électorale de partis racistes qui accèdent au pouvoir démocratique, ce que l’on a dénommé la « directive de la honte », adoptée par l’institution la plus démocratique de la construction européenne et qui en vient à faire accepter l’idée selon laquelle on peut enfermer dans des camps de rétention non seulement quelqu’un qui n’a ni volé, ni tué mais des enfants, est quelque chose d’extrêmement choquant et qui doit profondément interpeller chacun de nous.
Ce doit également nous inciter à faire en sorte qu’aucun des trois fronts principaux de la lutte contre le racisme ne soit délaissé.
- Le premier – le combat contre les discriminations - a donné lieu à des pactes, des conventions, des législations nationales adoptés par de nombreux pays même s’ils ne les respectent pas toujours.
- Le deuxième – le combat pour l’égalité - nous enseigne qu’il peut y avoir non-discrimination sans qu’il y ait pour autant égalité et montre la nécessité de lier le combat pour l’égalité au combat contre les discriminations.
- Le troisième – le combat sur le front des interactions - met en évidence, comme me l’a appris mon travail de Rapporteur, qu’il existe des pays où le combat contre le racisme et les discriminations et même pour l’égalité a été extrêmement avancé, au Canada par exemple, mais où l’on assiste à cette situation extrêmement préoccupante dans laquelle les communautés vivent côte à côte en s’ignorant et où les lunettes culturelles – c’est à dire ce qui a construit le racisme, les concepts, les figures, les sensibilités - sont là, bien présentes, intactes. Ces lunettes culturelles n’ont pas changé et les communautés continuent à vivre les unes à côté des autres, égales, non-discriminées, mais avec le préjugé racial ancré en profondeur, vital.
Il suffit donc, en pareil cas, que le contexte politique ou idéologique change pour qu’effectivement, comme on l’a vu dans les Balkans, les fronts de la non-discrimination et de l’égalité soient balayés et comme l’a dit Bertold Brecht « Le ventre est encore fécond, d’où est sortie la bête immonde »…En clair, que si le nazisme a été combattu et vaincu militairement et politiquement, la source profonde du racisme – ce qui a amené l’Allemand moyen, capable de pleurer quand son chien est blessé, à arrêter l’enfant juif, la femme juive, pour les jeter dans les camps de concentration - n’est toujours pas tarie. C’est cette même source qui a amené le soldat français qui a combattu avec, à ses côtés, le soldat africain, à ne pas hésiter à donner l’assaut de nuit au camp désarmé de Thiaroye et à massacrer les tirailleurs, ses frères d’armes, lorsqu’à leur retour, ils ont réclamé leur paye, chez moi, au Sénégal (faisant un nombre incalculable de victimes parmi les 1280 tirailleurs).
C’est ce même soldat français, qui, après avoir combattu le nazisme, s’est retrouvé à réprimer, en 1947, à Madagascar, la révolte des Malgaches alors même que tous les originaires des colonies, qui avaient participé à la guerre, ne voulaient que traduire dans leur réalité coloniale l’idée de liberté qui avait nourri le combat contre le nazisme. C’est toujours ce soldat français qui a participé à la répression à Sétif comme ailleurs où l’idée de liberté faisait son chemin.
Le rappel de ces faits pour montrer combien il est important d’investir le front des interactions, c’est-à-dire d’amener les communautés à interagir entre elles :
- d’abord sur le plan social, en évitant les ghettos, les confinements, les marginalisations,
- sur le plan également de la mémoire et de l’identité où l’interaction signifie pour les juifs français d’être pleinement conscients de ce qu’a représenté l’esclavage pour les Noirs, pour l’Africain ce qu’a pu être l’Holocauste et, pour les juifs comme pour les Noirs, la conscience qu’ils ont été victimes d’un même ennemi, le racisme et l’exploitation, la conscience qu’ils sont marqués par une même tragédie humaine.
En dernière analyse, il s’agit bien, par ces interactions, de partage des émotions. Tant qu’on n’aura pas atteint ce stade-là, il est à craindre que le racisme sera toujours instrumentalisé.
Je terminerai par un proverbe africain de chez moi : « Dans la forêt quand les branches des arbres se querellent, les racines s’embrassent. » Ma culture veut dire par là que les branches, c’est l’expression de la diversité, du multiculturalisme, de ce qui est visible, divers, pluriel : ce sont les religions, les races, les ethnies. Et on sait que, si on coupe les branches de l’arbre, en général ce dernier est voué à la mort. Il faut donc aller aux racines qui s’embrassent, c’est-à-dire aux valeurs universelles, à tout ce qui est de l’ordre de l’intangible et du non-visible et que partagent toutes les civilisations et les cultures. Valeurs universelles qu’il faut faire partager entre les différentes communautés pour qu’elles reconnaissent cette universalité dans chacune de leurs spécificités
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