Dossier Algérie : Pour une fusion des regards (Mouloud Mimoun)
Dossier : Cinquantième anniversaire des accords d’Evian et de la fin de la guerre d’Algérie
Pour une fusion des regards
par Mouloud Mimoun, journaliste, critique cinématographique et réalisateur
(Article paru en 1992 dans "Images d'une guerre" édité par l'Institut du Monde arabe)
La guerre d’Algérie, trente ans après la fin des hostilités, interpelle les consciences souvent meurtries et les mémoires longtemps enfouies … L’image a été souvent sollicitée pour témoigner, raconter, dénoncer, expliquer. Du Vent des Aurès à la Guerre sans nom, entre la glorification des uns et le refoulement des autres, la guerre d’Algérie déroule sa dramaturgie à travers ce qui constitue une première tentative de répertoire des œuvres et documents qui lui sont consacrés.
Aussi il importe, d’emblée, de situer les limites d’un inventaire qui ne prétend pas être exhaustif. La recherche s’est avérée aussi délicate que périlleuse. Un film qui dépeint l’Algérie coloniale n’a-t-il pas un rapport avec la guerre ? N’est-ce pas le cas aussi pour un polar français dans lequel les truands sont des transfuges de l’OAS ?
Rien de moins simple à trancher. Comme toujours en pareil cas, c’est l’arbitraire – toujours discutable- qui a présidé aux choix définitifs, et qui explique que les fictions françaises, par exemple, sont scindées en deux catégories, la seconde regroupant les films dans lesquels situations ou personnages ont été considérés comme « allusifs » par rapport au thème de la guerre d’Algérie. Qu’il s’agisse de l’INA, mais plus encore de la Télévision algérienne, il a été très difficile de localiser des œuvres qui ne sont toujours pas répertoriées « Guerre d’Algérie », sans parler de l’ENTV où elles sont très irrégulièrement listées. Ajoutons à cela la confusion qui entoure parfois la paternité des films ou documents tournés dans les maquis algériens, les informations parfois contradictoires … Bref, ce premier inventaire – vous l’aurez compris- est par nature appelé à être complété, enrichi, précisé et remis à jour pour peu qu’il fasse école.
Environ soixante-dix fictions (« allusifs » compris), près de trente séries documentaires, feuilletons, émissions et téléfilms, tels sont les chiffres côté français.
Trente-trois longs métrages auxquels s’ajoutent vingt-neuf documentaires et courts-métrages pour le cinéma et trente téléfilms, tel est, très incomplètement, la statistique côté algérien.
Seuls cinq longs métrages et deux moyens-métrages ont été recensés à l’étranger, mais là aussi la recherche a été très succincte, car n’y figurent pas les nombreuses émissions et documents consacrés à la guerre d’Algérie par les télévisions américaine, suisse, suédoise, belge, italienne, arabe, allemande, etc.
Hormis quelques publications – au début des années 70 notamment- et plusieurs études parues dans des revues, les travaux portant sur l’affrontement algéro-français n’ont que très rarement embrassé dans la même problématique les deux termes du conflit. Et c’est pour échapper à cette logique du « camp à soi » que nous avons voulu assortir ce catalogue d’un éclairage en profondeur, en conviant deux spécialistes – Ahmed Bedjaoui et Christian Bosséno – à porter, le recul aidant, un regard débarrassé des œillères idéologiques qui ont longtemps « encombré » la vision de la guerre d’Algérie en images.
Il ressort –entre autres- de leur approche que le conflit algéro-français, sous diverses formes certes, a pu été traité à l’écran qu’on ne le croit généralement, même si le parallèle avec l’édition n’est guère en faveur de l’audiovisuel . Mais ne lit-on pas de moins en moins ?
Autre constat : les effets ont presque systématiquement pris le pas sur les causes. Exorciser la guerre, bien sûr, mais quid du système qui l’a enfantée ? Et ce « dialogue »-là a, semble-t-il, plus encore de mal à s’amorcer que celui ayant trait à la guerre. Si l’on prend en compte la problèmes du racisme et de l’intégration en France aujourd’hui ainsi que les convulsions qui agitent l’Algérie depuis octobre 1988, Chroniques des années de braise prend subitement une dimension singulière.
Au commencement était déjà l’impossibilité de désigner d’un terme commun l’affrontement né du litige originel … Le 19 mars 1992, trente ans se sont écoulés depuis la signature des accords d’Evian qui mettent un terme à la « Guerre sans nom » (titre du remarquable film de Bertrand Tavernier). Sur la rive nord, c’étaient les « événements d’Algérie » qui prenaient fin. Côté sud, c’est l’indépendance qui sanctionnait la « lutte » de libération nationale. En marge de la scène diplomatique, dès les années 1956-1957, s’ouvrait « le front des images », selon une logique et des modalités qui n’ont pas toujours épousé les évolutions induites par le politique. Et pour cause …
Aujourd’hui, plus encore qu’hier, on observe que chacun des acteurs du drame a vécu « sa » guerre, et que celle-ci a généré des regards différents, voire antagonistes, y compris à l’intérieur d’un même camp (La Guerre sans nom, encore). Ainsi à l’exorcisme américain face à la guerre du Viêt-nam, répond le refoulement français, qui, s’agissant de la guerre d’Algérie, inhibe le champ de l’image.
Ainsi peut-on lire, comme symbole de ce refoulement, le brouillage des mémoires qui perdure trente ans après en ce qui concerne les événements tragiques de Paris du 17 octobre 1961 et du 8 février 1962. En France, on retient plus volontiers les morts de Chronne –ces neuf militants pour la paix en Algérie tombés sous les coups de la police- que ceux des journées d’octobre 1961 –ces assassinats, tortures et exactions envers les Algériens qui protestèrent contre le couvre-feu du préfet Papon. Ces deux événements rapprochés fonctionnent au fond comme le révélateur d’un miroir à deux faces. D’un côté « Charonne », un tournant dans l’opinion publique française qui, pour la première fois, comptabilisait des morts, civils, victimes de leurs propres « forces de l’ordre ». De l’autre, un mouvement de masse convoqué sous le sceau de la clandestinité et du secret –le FLN n’ayant pas pour habitude d’alerter ceux qu’on n’appelait pas encore les médias-, ce qui explique, en partie, qu’il n’existe que deux minutes et demie d’images recensées par l’INA, et que le film de Jacques Panigel, Octobre à Paris, comporte essentiellement des témoignages recueillis a posteriori.
La clandestinité comme mode de gouvernement et l’unanimisme pour décrire la lutte de libération, on reconnaît là les traits distinctifs du régime et des images à venir …En face, le traumatisme national appelle le refoulement à venir…
En ce temps où l’nivers de Mac Luhan n’a pas encore pris le pas sur la galaxie Gutenberg, il faut rappeler que l’image est placée sous surveillance étroite, qu’il s’agisse des actualités cinématographiques (Pathé, Gaumont, Eclair, Fox, Actualités françaises …)ou de la télévision, à l’impact encore limité, dont le vrai rédacteur en chef est le ministre de l’Information … Un contexte dont un certain René Vautier a pris la mesure depuis quelques années déjà, au point d’opter pour la rupture avec son pays, voire avec son parti (PCF), jusqu’à rejoindre les rangs de l’Armée de libération algérienne. Formidable paradoxe de l’Histoire : c’est de la rencontre avec un Français que naîtront les premières images algériennes …C’est rené Vautier, en effet, avec le concours de Pierre Clément et de quelques autres, qui sera le premier bras « armé » du GPRA dans la bataille des images, dont les uns et les autres pressentent l’importance.
Les précurseurs
René Vautier, Pierre Clément, Cécile de Cujis, Stevan Labudovic … Outre leur courage physique, ces hommes et ces femmes d’images ont choisi de mettre en accord leurs convictions avec leur vocation, au nom d'’ne certaine idée de la vérité. Leurs films, ceux de Lakhdar Hamina et Chanderli– Yasmina, Les Fusils de la Liberté, La Voix du peuple, Djazaïrouna- forment aujourd’hui la mémoire cinématographique de l’Algérie combattante. Tout un symbole !
Mais toute médaille a son revers. A une naissance sous le signe de la rencontre succède une croissance chaotique. Accouché au forceps, le cinéma algérien va connaître, l’indépendance venue, une adolescence difficile. Le couple parental « propagande/clandestinité » ne pouvait enfanter qu’un rejeton chétif et sourcilleux. Les rêves d’espérance qui habitent fortement le révolutionnaire en haillons vont se dissoudre au rythme d’une production où l’image sublimée de la Révolution devient le credo unique dans lesquels la liberté d’expression et l’imaginaire, moteurs de la création, vont se fracasser, victimes des certitudes projetées sur un système aux lendemains désenchanteurs …
Lorsque, le recul aidant, on embrasse dans leur globalité les films algériens traitant de la guerre, on est frappé par le hiatus qui existe entre les images d’archives et les fictions. Le manichéisme triomphant y a le plus souvent gommé le facteur humain, au profit d’un discours où le cinéaste a plus marqué son engagement d’après guerre, que le militantisme de la guerre. Ces réalisateurs n’ont, le plus souvent, pas su –ou pu- se situer dans la révolution à faire, incapables parfois d’exprimer l’authenticité, développant une infirmité telle, que le public, lui, ne s’y est pas trompé. Et ce n’est pas le fruit du hasard si La Bataille d’Alger, le Vent des Aurès, les Hors-la-Loi ou Hassan Terro ont su traverser l’épreuve du temps.
Gillo Pontecorvo s’est livré à une reconstitution minutieuse de la Bataille d’Alger en prenant appui sur les vrais acteurs de l’Histoire, débouchant sur une atmosphère, une rigueur qui, vingt-cinq ans après font encore sa force et sa pérennité. Tewfik Farès a puisé dans le passé colonial, aux sources d’une mémoire populaire qui a entretenu le mythe des bandits d’honneur, ces ancêtres des moudjahidines … La séquence où la mère du Vent des Aurès de Lakhdar Hamina longe les barbelés derrière lesquels défilent les visages harasséset résolus des prisonniers algériens, résume, en un travelling, tous les éléments d’une dramaturgie que l’Histoire a convoqués. Quant à Rouiched, dans Hassan Terro, il est la permanence du sentiment à hauteur d’homme, celui qui s’accommode du ton de la comédie pour chanter les héros malgré eux …
Ainsi, en répertoriant la totalité des fictions, on se prend à regretter qu’aucun film algérien n’ait été interdit en Algérie (si l’on excepte Guerre de libération « remonté » par le ministère de l’Information). Car de l’autre côté de la Méditerranée, la censure, mais plus encore l’autocensure, ont eu à s’employer. Même s’il convient –et c’est important- de porter à la décharge des Algériens la faiblesse de structures qui ont autorisé la production d’un long métrage en moyenne sur dix ans. Difficile dans ces conditions de voir fleurir des Voyage au bout de l’Enfer, des Apocalypse Now ou, dans un autre registre, des Traversée de Paris. La qualité naît d’abord de la quantité. Ce sont leurs traditions cinématographiques éprouvées qui ont favorisé chez les Italiens l’existence des Sciuscia, Rome ville ouverte, Ossessione et autres Voleur de bicyclette. Encore faut-il observer qu’ à l’époque du néoréalisme italien comme au temps des Carné, Duvivier ou Grémillon, les cinéastes avaient choisi d’agir sur leur temps plutôt que de se légitimer ou de légitimer les régimes en place …
L’autocensure
Si, en Algérie, interdiction était faite de toucher à un FLN sacralisé, en France, c’est l’ « atteinte au moral de l’armée » qui tombait sous le coup de la loi. Ce qui explique – en partie- les non-sorties de films comme Les Sentiers de la gloire de Stanley Kubrik (tourné en 1958, sorti en 1975 !) ou Le Petit Soldat de Jean-Luc Godard interdit en septembre 1960 par le ministre de l’Information Louis Terrenoire.
Mais dans une économie libérale, l’autocensure économique s’avère beaucoup plus efficiente que la censure directement politique. Ainsi, les Artistes Associés ont-ils choisi de « bloquer » la sortie du Kubrik, nourrissant les mêmes craintes que ces producteurs qui ont retardé pendant quatre ans la mise en chantier de ce qui deviendra La Belle Vie de Robert Enrico. Tel autre producteur interrompt Eté 62 de louis Malle et tel exploitant renonce à programmer dans sa salle La Bataille d’Alger. La peur …que n’éprouvent guère les Américains et Mark Robson, pour réaliser en 1966 avec Alain Delon.
Aussi ce n’est pas un hasard si, au côté du R.A.S. d’Yves Boisset, c’est encore le nom de René Vautier qui émerge d’un ensemble où la frilosité est de rigueur. Avoir vingt ans dans les Aurès –vingt ans après- demeure une œuvre unique dont on ne saurait dire si elle est algérienne ou française, tant René Vautier a su mettre de vérité pour confondre les regards et les contenus. Témoignage sur ces soldats du contingent projetés dans la tourmente d’une guerre dont ils ne voulaient pas, Avoir vingt ans dans les Aurès mesure avec justesse l’impact d’une guerre coloniale sur deux peuples à l’Histoire si étroitement entremêlée.
En fait, ce film constitue un vrai point de départ de films à venir et … dont certains sont venus.
Par-delà leurs faiblesses cinématographiques, Chant d’automne de Meziane Yala (1983), Amour interdit de Sid Ali Fettar (1988), Le Cri des hommes d’Okacha Touita (1990) ou Yaouled : la guerre des enfants de Rachid Benallal (1990) désertent les voies du manichéisme en modifiant leur regard sur l’autre, jusqu’à redonner droit de cité à une mémoire « pied-noir », sans doute constitutive de leur identité, de leur histoire … Brigitte Rouan leur fait d’ailleurs écho avec son admirable Outremer (1990) –autrement plus riche et plus subtil que certains réquisitoires- pour évoquer l’injustice des uns et la détresse des autres …
Plus près de nous, Bertrand Tavernier et Patrick Rotman (La Guerre sans nom), Jean-Claude Carrière et le commandant Azzedine qui ont croisé leurs regards avec C’était la guerre, film de télévision de trois heures, coréalisé par Maurice Failevic et Ahmed Rachedi, autant de tentatives à la démarche novatrice.
Ainsi s’amorce en France une levée du … voile du silence. En Algérie, comme ailleurs, l’histoire nationale a servi d’épopée fondatrice : on n’a pas critiqué, on a édifié. Peut-être va-t-on commencer à expliquer. Et pour ce faire, il importe de tourner le dos à la si peu éclairante thèse/antithèse, pour plonger au cœur de la complexité des rapports des uns avec les autres. Il reste en effet aux cinémas français et algérien à nous livrer leur Section spéciale (Costa Gavras) et leur Armée des ombres (Melville). ET à affirmer que, décidément, la guerre d’Algérie aura bien fait écran …
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