Dossier Algérie : La nécessaire reconnaissance du passé colonial (Gilles Manceron)
Cinquantième anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie
La nécessaire reconnaissance du passé colonial
par Gilles Manceron,
historien, auteur notamment de Marianne et les colonies(2003), 1885, le tournant colonial de la République(2007), La colonisation, la loi et l'histoire(avec Claude Liauzu, 2006).
En France et en Algérie, les rues et places du 8 mai 1945 ne célèbrent pas la même chose. La date, en France, marque la fin de l’horreur de la Seconde guerre mondiale. En Algérie, elle renvoie à la répression sanglante du Nord-Constantinois qui signifiait clairement aux yeux de nombreux Algériens que l’indépendance de leur pays ne pourrait être obtenue que par les armes.
Ce jour là, la guerre mondiale prenait fin et un drame commençait en Algérie. Elle se trouva en décalage avec le reste du monde. La répression dans la région de Sétif, Guelma et Kherrata la priva de la possibilité de partager la joie qui éclatait en Europe et dans le monde à la nouvelle de l’effondrement du nazisme. Ce fut pour elle, au contraire, le début d’une tragédie. Ce drame n’occupa que quelques lignes mal informées dans une presse mondiale qui regardait ailleurs et baignait dans l’euphorie de la victoire. Il bouleversera pourtant de fond en comble le destin de l’Algérie. Il a accéléré sa marche vers l’indépendance et a représenté un jalon essentiel dans l’histoire du mouvement national algérien.
Alors qu’on célébrait l’écrasement du nazisme, que la Charte de San Francisco venait de proclamer solennellement le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, l’idéologie raciste qui survivait dans sa variante coloniale se montra capable d’autres crimes contre l’Humanité.
Les données historiques les plus fiables indiquent qu’il y eut autour de 20 000 victimes algériennes, ainsi qu’une centaine d’européens tués. Dans les villages des environs, les hommes de tous âges ont été emmenés dans des camions pour être mitraillés, notamment au bord des gorges de Kherrata où leurs corps ont été ensuite précipités. Pendant plusieurs semaines, des militaires et des miliciens français ont tiré à vue sur sur les passants, dans les rues et sur les routes. L’artillerie, l’aviation et les navires de guerre ont bombardé les hameaux. Des soldats algériens de retour d’Europe où ils s’étaient couverts de gloire dans les batailles comme Monte Cassino, y découvrirent les corps calcinés de leurs parents. Les fours à chaux d’Héliopolis, sur la route de Guelma à Skikda, servirent à faire disparaître des cadavres. Les horreurs d’Oradour-sur-Glane (le massacre des villageois, 800 hommes, femmes et enfants français par un détachement de SS nazis en juin 1944) qui avaient bouleversé l’opinion française ont été multipliées alors dans l’Est-Constantinois sur une plus grande échelle.
Les représentants de la grosse colonisation, ex-collaborateurs du régime de Vichy, de plus en plus inquiets de la montée de la revendication patriotique algérienne, étaient rejoints dans leur aveuglement par une partie des responsables de la Résistance en Algérie, avec qui ils partageaient l’attachement au maintien de l’empire colonial.
Deux ans plus tard, un congrès clandestin du PPA (Parti du peuple algérien) décida la création d’une Organisation Spéciale (OS) paramilitaire car la perspective du soulèvement armé devenait de plus en plus incontournable. La victoire vietnamienne de Dien Bien Phu, le 8 mai 1954 — coïncidence symbolique — fut accueillie par la population algérienne comme un appel au combat libérateur. Peu après, le 1erNovembre 54, étaient tirées les premières balles de la guerre d’indépendance algérienne.
La méconnaissance en France de cet « autre 8 mai 1945 » en Algérie, une méconnaissance qu’on ne trouve pas seulement à droite, est emblématique de la difficulté de notre pays à regarder en face la page coloniale de son passé. Mais des mouvements contradictoires se manifestent dans l’opinion, qui montrent que le pays se trouve, sur cette question, à la croisée des chemins. Affronter ce passé n’est pas seulement une question qui intéresse les historiens, c’est une question qui concerne aussi le présent et l’avenir de toute la société. Tout indique qu’elle se demande si elle doit se situer dans la continuité de ce passé, ou en rupture avec lui.
C’est durant la colonisation des XIXeet XXesiècles qu’on a placé les « races humaines » sur une sorte d’échelle hiérarchique en fonction de leur niveau supposé de « civilisation ». Les mentalités forgées durant l’époque coloniale, les représentations qu’elle a encouragées et sur lesquelles elle s’est appuyée n’ont pas disparu du jour au lendemain. La société française vit un moment où le détour par ce passé est pour elle un passage obligé pour répondre à un certain nombre de questions sur son présent. La responsabilité des historiens est d’apporter l’éclairage de leur discipline, avec toute la rigueur qui la caractérise et en évitant toute instrumentalisation ou description simpliste du passé.
Cinquante ans après la signature des accords d'Evian, on n'arrive toujours pas à dépasser le « contentieux historique » entre l’Algérie et la France. Si les accords d’Evian ont marqué l’arrêt de la guerre entre l’armée française et l’ALN, ils ont laissé place à une guerre des mémoires qui s’est poursuivie depuis un demi-siècle. En effet, puisqu’ils ne disent rien sur les causes de cette guerre ni sur la légitimité de la lutte de l’un des camps qui s’affrontaient, toutes les interprétations différentes de cette fin de guerre ont pu perdurer. L’urgence était d’arrêter la guerre. Dans ces conditions, dans la société française ont pu perdurer majoritairement les mythes anciens sur « l’œuvre coloniale civilisatrice » ainsi que le déni officiel des crimes coloniaux. Le courant anti-colonial dans la société française était très minoritaire en 1962. Aucune parole officielle n’est venue lui donner raison.
Au lendemain de la signature de ces accords, le sang a continué à couler, la plupart des actions meurtrières étant l’œuvre de l'OAS. Cette organisation criminelle refusait l’indépendance de l’Algérie et elle a tout fait pour empêcher le processus de transition que prévoyaient les accords d’Evian. En se lançant dans des attentats terroristes qui ont tué de nombreux civils algériens, elle a compromis le maintien après l’indépendance d’un nombre important de pieds-noirs. Les négociateurs d’Evian envisageaient qu’environ 400 000 pieds-noirs continueraient à y vivre. Il n’en est resté que moins de 200 000 à la fin de l’année 1962. L’OAS, en s’attaquant à l’exécutif provisoire qui devait organiser la transition vers l’indépendance, a compromis leur avenir en Algérie. Mais ce n’est pas la seule raison pour laquelle les accords n’ont pas été appliqués. Ils prévoyaient des « garanties » pour la population européenne. Mais un courant partisan d’une citoyenneté algérienne fondée sur la seule religion musulmane et la seule langue arabe, qui existait de manière minoritaire dans le FLN dès le début et avait été désavoué lors du congrès de la Soummam en août 1956, n’a cessé de prendre de l’importance avec la prolongation de la guerre et l’accroissement des violences entre les communautés. Ce courant ne voulait pas non plus qu’un nombre important d’Européens prenne leur place dans l’Algérie indépendante.
Jusqu’à aujourd'hui, la France officielle a persisté dans le déni de ses crimes coloniaux en Algérie. La reconnaissance par la République de ces pages peu glorieuses de son passé est seule à même de jeter un regard apaisé sur cette guerre et de permettre d’entrevoir un avenir meilleur pour les deux pays. Mais, comme lors de sa campagne de 2007, Nicolas Sarkozy a continué en 2012 à faire des clins d'œil aux nostalgiques de l’Algérie française qui se recrutent essentiellement à l’extrême droite, essentiellement dans un but électoral. Cela l’a conduit à faire réapparaître au grand jour des discours racistes et colonialistes, alors que, pendant une vingtaine d’années, cette fraction de l’opinion ne pesait pas lourd parmi les forces politiques du pays. Après la loi de 2005 sur la « colonisation positive », cela avait donné, en 2007, les discours du président Sarkozy sur le « refus de la repentance ». Cinquante ans après la fin de la guerre d’Algérie, on assiste à la résurgence de haines anciennes. Mais ceux qui les expriment ne font pas le poids face à la volonté de comprendre des nouvelles générations, au travail des historiens et aux efforts de nombreuses associations.
Pour progresser vers une perception apaisée du passé, il faut dépasser ce ressassement des mémoires meurtries, il faut accepter la libre recherche historique, à l’écart de toutes les instrumentalisations officielles. Pour qu’une connaissance se développe sur la base des regards croisés des historiens des deux pays.
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