Dossier Algérie : La guerre de libération vue par les écrivains algériens de langue française (François Desplanques)
Dossier : Cinquantième anniversaire des accords d’Evian et de la fin de la guerre d’Algérie
La guerre de libération vue par les écrivains algériens de langue française, par François Desplanques, ancien maître de conférence en littérature française . Université de Nice Sophia-Antipolis
Avant de préciser comment les écrivains algériens ont été saisis par l'événement et comment ils ont cherché à le saisir, quelques rappels s'imposent.
Lorsque la guerre éclate le premier novembre 1954, ceux qui s'expriment en français se comptent presque sur les doigts de la main. A l'exception de Jean Amrouche, ils sont tout à la fois des débutants, des novateurs et de véritable fondateurs. Ils appartiennent tous à la mince couche de la population qui, tout à la fin de l'époque coloniale, a pu suivre des études secondaires. Amrouche et Mouloud Mammeri ont même achevé des études supérieures et enseignent comme professeurs de lettres dans des lycées. Mouloud Feraoun est instituteur dans un village de la montagne kabyle, Mohammed Dib l'a été un court moment dans un douar à la frontière avec le Maroc. Quant à Kateb Yacine, il a dû quitter le lycée en classe de seconde à la suite des massacres de Sétif du 8 mai 1945. Au sud comme au nord de la Méditerranée, ils sont alors quasiment inconnus. Ce sont eux pourtant qui vont donner visage au peuple algérien et révéler sa lutte, ou plus exactement l'inscrire dans le champ littéraire et lui donner ainsi ses lettres de noblesse. D'autres viendront bientôt les rejoindre.
Paradoxe, ils s'expriment dans la langue du colonisateur. Certains leur en feront un jour grief. Mais pour l'heure, il y a urgence et la seule langue qu'ils puissent utiliser pour écrire et se faire entendre est celle qu'ils ont appris à manier à l'école où l'arabe était proscrit. Certes ils ont appris de leurs parents l'arabe parlé ou le kabyle mais ces langues sont transmises oralement et ne s'écrivent pas. Le problème ne se pose donc pas pour eux en terme de choix. Selon l'image forte de Kateb, ils ont été tôt jetés « dans la gueule du loup »... mais il arrive que l'on se prenne à aimer la langue du loup, au point même de l'enrichir.
Autre question: quelle conscience ces écrivains ont-ils de la situation politique et de quels éléments disposent-ils pour l'analyser? Pour être plus précis, ont-ils déjà des attaches avec les milieux nationalistes, qui sont alors loin d'être unifiés? Certes tous subissent l'oppression coloniale et en ressentent l'humiliation, tous aspirent à voir reconnaître la dignité de leur peuple et son droit à la liberté. Mais au-delà? Chaque itinéraire est différent. Tout au plus peut-on relever que certains ont reçu une formation marxiste. Dans les années qui suivent la seconde guerre mondiale, le futur poète Bachir Hadj Ali a adhéré au Parti communiste et deviendra l'un des leader du P.C.A. Mohammed Dib, un moment militant syndicaliste et journaliste à Alger républicain en 1950-51, a fait un bref passage dans les rangs du Parti avant de prendre ses distances. Kateb lui aussi sera un compagnon de route mais combien turbulent! A l'inverse, Feraoun apparaît comme un sage et un modéré. Mais quelles que soient leurs options, ils vont tous se trouver embarqués dans la tourmente et leur vie en sera profondément marquée. Bachir Hadj Ali est obligé de vivre dans la clandestinité. Kateb prend très vite le chemin de l'exil et mène alors une vie nomade à travers l'Europe. En 1959, Dib doit se réfugier au Maroc avant de gagner la France. D'autres connaissent la prison: Djamel Amrani, Boualem Khalfa, Anna Grecki , tous trois militants et poètes de la révolution. Mouloud Feraoun tombera sous les balles d'un commando O.A.S. le 15 mars 1962.
Encore une remarque avant d'aborder les oeuvres. Si liées soient-elles à l'actualité qui les suscite, si désireux que soient ces écrivains de témoigner, il y a nécessairement un décalage entre les événements et l'expression littéraire qui en est donnée. Autre est le temps de l'action, autre le temps de l'écriture, autre le temps de la composition et le temps de la publication, autre enfin le temps de l'édition et le temps de la réception. Le premier recueil inspiré par le drame qui est en train de se jouer, Le Malheur en danger de Malek Haddad, paraît à La Nef de Paris dès 1956 mais c'est seulement en 1965 que sera édité le roman de Mammeri, L'Opium et le Bâton. Même lorsqu'elles ont été publiées durant la guerre, beaucoup de ces oeuvres ne seront connues qu'après l'indépendance, et encore, faut-il ajouter, dans des milieux restreints, en France et plus encore en Algérie où les personnes susceptibles d'avoir accès aux livres sont encore rares pour des raisons qui sont autant d'ordre culturel que matériel. C'est dire, même si la remarque est brutale, que cette production quasi spontanée, indiscutablement courageuse et généreuse, relativement abondante et souvent de qualité, n'a eu, du moins sur le moment, qu'un très faible impact sur la formation d'une conscience nationale.
Il est bien difficile de donner en quelques pages ne serait-ce qu'un aperçu de cette floraison d'oeuvres suscitées par ces huit années de guerre. Pour éviter le simple inventaire, le défilé de noms et de titres, le classement par genres, malgré tout ce qu'il comporte d'arbitraire, est celui que nous avons, après bien des hésitations, retenu. Essentiellement par souci de clarté. Chronique, poésie, théâtre, roman seront successivement abordés.
Un témoignage unique: le Journal de Mouloud Feraoun
Beaucoup d'acteurs sont devenus chroniqueurs. Leurs témoignages, de valeur très inégale, concernent au premier chef les historiens. Parmi tous ces récits, le premier connu, le Journal de Mouloud Feraoun publié très peu de temps après sa mort, dès le quatrième trimestre 1962, aux éditions du Seuil, est le seul dû à un véritable écrivain. Document précieux, unique même, par sa qualité littéraire mais plus encore humaine, par l'exactitude et la précision des faits qu'il rapporte et qui couvrent presque toute la durée des événements:1955-1962. Aujourd'hui encore, cinquante ans plus tard, il demeure le meilleur témoignage de ce qui a été vécu par le peuple algérien durant ces années tragiques.
Celui qui tient ce journal vit au milieu des siens comme directeur d'école, d'abord dans cette Kabylie à laquelle il est profondément attaché, l'une des régions où l'on s'est le plus battu, puis à Alger, à l'heure où les ultras se déchaînent. Ce n'est pas un homme de parti. Humaniste, épris de justice, formé à l'objectivité, la violence, d'où qu'elle vienne, le révulse. Il observe, s'informe, lit la presse. Déchiré, il cherche à comprendre, il doute et parfois désespère. Père de famille, il ne cache pas sa peur pour les siens plus encore que pour lui-même. Il est bouleversé par la mort de ses amis. Mais comme l'écrit son ami Emmanuel Roblès dans le texte de présentation du Journal: « ...quel portrait vaudrait mieux que celui qui surgit de ces pages? Oui, le voici tel qu'il était, patient, généreux, obstiné, tout imprégné de ces vertus des montagnards de Kabylie, épris d'honneur et de justice. Le voici avec sa sympathie humaine, sa confiance dans les êtres et aussi ses déchirements qu'il me livrait à chaque rencontre, dans chaque lettre et qui répondaient si précisément aux miens. » On peut ajouter que cet observateur lucide, circonspect, critique même à l'égard des violences exercées par les maquisards sur les populations civiles, a une appréciation juste de la situation. C'est ainsi que très tôt, dès le 18 décembre 1955, il note: « Le maquis, quelle que soit sa politique, sa conception, sa ligne de conduite, sa philosophie, eh bien tout cela n'importe pas, le maquis a conquis les coeurs du moment qu'il lutte contre l'oppresseur. Et tel apparaît le Français. » Cinq ans plus tard, fin novembre 1960, alors que rien n'est encore définitivement joué, il n'hésite pas à écrire: « L'indépendance est désormais acquise. » Et il ajoute: « Grâce aux patriotes, grâce au patriotisme. Vive l'Algérie! Que vienne à s'instaurer n'importe quel régime, il sera le bienvenu pourvu qu'il émane des Algériens eux-mêmes. C'est tout. » L'auteur est passé de l'observation à l'adhésion, mais cette adhésion va aux « patriotes », c'est à dire au peuple algérien dans son ensemble et non pas aux politiques ni aux seuls combattants.
A la date du 17 août 1961, alors qu'il vient de passer des heures à relire ses notes, Feraoun expose ainsi les raisons qui l'ont poussé à entreprendre puis à tenir ce journal: « N'ai-je pas écrit tout ceci au jour le jour, selon mon état d'âme, mon humeur, selon les circonstances, l'atmosphère créée par l'événement et le retentissement qu'il a pu avoir dans mon coeur? Et pourquoi ai-je ainsi écrit au fur et à mesure si ce n'est pour témoigner, pour clamer à la face du monde la souffrance et le malheur qui ont rôdé autour de moi? »
La voix des poètes
Dans la littérature de ces années de guerre, la poésie occupe une place de choix, ne serait-ce que par le nombre de poèmes et de recueils qui paraissent alors. On peut s'en faire une bonne idée en parcourant les deux anthologies qui ont été publiées dans les années qui ont suivi l'indépendance: Espoir et parole de Denise Barrat (Seghers, 1963) et Diwan algérien de Jacqueline Lévi-Valensi et Djamel-Eddine Bencheikh (S.N.E.D. Alger, 1967). Il n' y a pas lieu de s'étonner de cette floraison poétique abondante. La poésie a de tout temps été cultivée dans le monde arabe et pas seulement par les élites mais dans toutes les couches de la population. En outre elle se prête particulièrement bien à l'expression des sentiments dans les temps troublés comme le montre l'exemple des poètes français de la Résistance dont on perçoit d'ailleurs parfois des échos chez certains poètes algériens. Les uns et les autres se sont parfois côtoyés dans les revues comme Fontaine, Soleil, Simoun, Forge publiées à Alger ou à Oran dans les années qui suivent la seconde guerre mondiale.
Même si nombre de poèmes ne seront édités et donc connus qu'après l'indépendance, c'est bien au temps du combat de libération qu'ils ont été écrits, souvent sous le coup de l'émotion. Poésie de circonstance donc mais nullement poésie de commande, tant elle naît d'un irrépressible besoin de dire et de témoigner. La poésie s'identifie alors à ce qui est perçu comme une révolution. Henri Kréa, de manière significative, intitule l'un de ses recueils La Révolution et la poésie sont une seule et même chose. Bien d'autres titres sont révélateurs de cette inspiration patriotique: Ebauche d'un chant de guerre de Jean Amrouche, Algérie, capitale Alger d'Anna Grecki, Matinale de mon peuple de Jean Sénac. Ailleurs le titre rappelle un événement, une date particulièrement mémorables, ainsi La Toussaint des énigmes de Noureddine Aba ou Chants pour le 11 décembrede Bachir Hadj Ali. « Chez nous le mot Patrie a un goût de légende », écrit Malek Haddad dans un poème intitulé La longue marche. Le même affirme, définissant le rôle du poète:
« D'abord priorité pour une chanson juste
Priorité d'abord pour un matin debout
Priorité partout pour les chansons utiles ».
Amour de la terre et amour du peuple sont des thèmes qui reviennent constamment. Dans un long poème composé à la prison de Fresnes, Mostefa Lacheraf, l'un des fondateurs du F.L.N., évoque le pays en lutte, la terre et les hommes étroitement unis: « Pays de peine qui s'en vient du même assaut invisible chargeant l'espace jusqu'au sommet. Le voici comme un serpent de sable et de pierres fauves: il marche dans un crissement inouï, dans un chant d'éternité où se mêlent la rumeur des hommes et des bêtes et les sourdes latences de la terre et de l'eau. » Kréa intitule un poème Peuple bon et dans un autre s'adresse à celui-ci: «Peuple algérien, ton regard/ a la couleur de la mer/ intelligente qui te baigne.» La violence de la guerre avec son cortège d'exactions est clairement dénoncée, par exemple par Kateb: « Par-dessus les murs/ Parmi les cadavres/ Présents et absents/ En tant de cellules/ En tant de charniers/ Présents et absents/ Partageons nos pertes/ Nos seules richesses ». Sous un tas de décombres de Djamal Amrani est dédié à Ali la Pointe, héros de la bataille d'Alger. On entend parfois gronder la colère - Anna Grecki intitule un poème Avec la rage au coeur - mais ce n'est pas la note dominante. Dans le même poème, il y a place pour la tendresse et la pitié pour les victimes: « Je pense aux amis morts sans qu'on les ait aimés/ Eux que l'on a jugés avant de les entendre. » Dans la même veine, Mescopains ma longue litanie de Malek Haddad résonne comme une poignante mélopée. Les mots fraternité et liberté sont évidemment des maîtres mots de cette poésie. Liberté première de Kréa sonne tout à la fois comme une revendication et une proclamation. Sénac interpelle ainsi les combattants: « O frères!/ j'ai vécu de votre dignité/ vous nous avez rendu quelques mots habitables. » Dans Ombre gardienne de Mohammed Dib, l'Algérie, « Mère fraternelle » prend la voix d'une femme qui s'adresse à ses soeurs et leur murmure à l'oreille: « Je descends de l'Aurès,/ Ouvrez-vos portes/ Epouses fraternelles,/ Donnez-moi de l'eau fraîche/ Du miel et du pain d'orge. »
A lire ou à relire tous ces poèmes écrits dans ces années tragiques, on ne peut qu'être frappé par l'omniprésence et la puissance de l'espoir dont ils témoignent. Il s'agit là beaucoup plus que d'un simple thème. L'espoir est le souffle et le sang qui dilate le coeur des combattants comme il irrigue toute cette poésie. Quelques exemples, parmi beaucoup d'autres: « Je savais qu'un jour ou l'autre/ Quelque aurore indélébile/ Aurait raison de cette longue nuit » (Noureddine Aba); « Je marche, je marche/ Les mots que je porte/ Sur la langue sont/ Une étrange annonce » (Mohammed Dib); « Chaque épreuve chaque rafale/ Redonnent espoir à ceux qui meurent. » (Kréa); « Alger la Rouge/ Tu es plus que jamais vivante/ Car tu es plus qu'un symbole/ Tu es Vie tu es Liberté/ Tu es l'Algérie/ Et le sang qui coule dans tes artères/ Palpite comme cette flamme/ Que rien ne saura souffler. » (Kateb). L'aurore, le printemps, l'été, le grain qui mûrit, le soleil, l'étoile et bien sûr la marche, autant d'images pour exprimer cet espoir du jour prochain de la libération. Sans ignorer le poids du passé et les douleurs du présent - comment le pourraient-ils? - le regard de ces jeunes poètes est résolument tourné vers l'avenir.
Du côté du théâtre
Poètes, Henri Kréa et Kateb Yacine sont aussi dramaturges.
Le premier est l'auteur d'une pièce intitulée Le Séisme publiéeaux éditions P.J. Oswald en 1958. Une lecture-spectacle en à été donnée au théâtre de l'Alliance Française en 1959 par la compagnie de Jean-Marie Serreau, qui est alors le grand metteur en scène du théâtre d'avant-garde. Le titre fait évidemment référence au tremblement de terre qu'est en train de vivre la société algérienne représentée par un vieil homme, une vieille femme, son épouse, et leur fille qui aime un jeune homme parti au maquis. Le premier dit: « Les murs commencent à se craqueler », la seconde: « L'humanité entière assiste à l'événement le plus mirifique. Elle regarde sa même naissance. » La jeune fille dit tout à la fois sa crainte, son espoir et la douleur des siens: « Il faudrait que la mort ne me surprenne pas dans mon attente. Il faudrait que les hommes en armes qui nous fusillent se rembarquent dans leurs navires. Il faudrait que la terre apaise son courroux et qu'elle nous livre ses fruits et son soleil. Nous avons assez souffert. Il n'est pas juste de souffrir ainsi. »
Kateb Yacine se moque des genres et brise toutes les barrières. Comme il le déclarait dans une interview au journal tunisien L'Action datée du 11 mai 1958: « L'explosion poétique est au centre de tout. » Explosion est bien le mot qui convient pour cette oeuvre éruptive. Une même matière incandescente sans cesse éclate et sans cesse se recompose prenant tantôt la forme d'un poème, tantôt la forme d'un roman, tantôt celle du théâtre. Mais c'est un seul et même drame qui gravite autour du personnage de Nedjma, la cousine, l'amante, l'étoile inaccessible qui finit par symboliser l'Algérie déchirée entre ses prétendants.
Kateb a rassemblé sa production théâtrale des années 50 sous le titre Le Cercle des représailles aux éditions du Seuil en 1959. L'ouvrage comporte deux tragédies, Le Cadavre encerclé, représenté pour la première fois à Carthage en 1958, Les Ancêtres redoublent de férocité qui sera monté au théâtre Récamier en 1963 par Jean-Marie Serreau, une farce, La Poudre d'intelligence et un poème dramatique Le Vautour. Comme on peut le noter à la simple lecture de ces titres, l'image du cercle occupe une place centrale qui évoque tout à la fois l'amphithéâtre des Grecs, le vol du vautour et la manoeuvre d'une armée pour piéger son adversaire. Dans les deux tragédies, le personnage central, à côté de Nedjma, s'appelle Lakhdar, prénom courant en Algérie qui signifie le vert, l'une des couleurs du drapeau algérien. Dans ce théâtre hautement symbolique Lakhdar incarne la figure du militant. Mais Kateb qui a pourtant rencontré Brecht en 1954 est alors trop poète pour tomber dans les écueils du théâtre didactique même si les deux tragédies ont une évidente dimension épique. L'action se confond avec la lutte du peuple algérien. Des scènes d'action brèves, stylisées alternent avant de grands monologues lyriques comme celui qui ouvre Le
Cercle des représailles. Lakhdar, blessé, déclame: « Ici est la rue des Vandales. C'est une rue d'Alger ou de Constantine, de Sétif ou de Guelma, de Tunis ou de Casablanca. Ah! L'espace manque pour montrer dans toutes ses perspectives la rue des mendiants et des éclopés, pour entendre les appels des vierges somnambules, suivre des cercueils d'enfants et recevoir dans la musique des maisons closes le bref murmure des agitateurs. » Ce monologue qui se poursuit sur deux grandes pages évoque l'Algérie et le Maghreb au lendemain des massacres de Sétif. Après avoir été une seconde fois blessé, Lakhdar, à la fin de la pièce agonise, attaché à un arbre. On pourrait croire qu'il va mourir. Mais au début des Ancêtres, il reparaît. Marié à Nedjma, il vient de sortir de prison après avoir été torturé. Il a perdu l'esprit et Nedjma le conduit à la fête des vautours dans l'espoir d'une guérison. Cette fois nous sommes bien en pleine guerre de libération mais aussi en plein mythe. Car les vautours sont des figures des ancêtres aussi bien que de la mort. Nedjma devenue « la femme sauvage » vit dans un ravin avant d'être emmenée par l'armée de libération. Un rival de Lakhdar la blesse à mort et un grand vautour s'abat sur elle. Ce théâtre, on le voit, est aussi un théâtre de la cruauté.
Est-ce à cause de cette cruauté, de sa difficulté, du fait qu'il est écrit dans un français d'une haute tenue? Ou pour des raisons politiques? Le fait est qu'après l'indépendance, Le Cadavre encerclé n'a été monté par le Théâtre National Algérien que pour une seule tournée, dans une traduction non autorisée...en arabe littéraire! Ce qui a rendu Kateb furieux, lui qui ne songeait plus qu'à un théâtre populaire en arabe dialectal.
Le regard des romanciers
Oeuvre de vaste dimension, récit au long cours, le roman est plus que tout autre genre, capable d'embrasser toute une société, toute une époque et d'en restituer le climat et la complexité. C'est ainsi que dans leurs premiers romans, Feraoun, Mammeri et Dib se sont donné pour tâche de mettre en scène la vie des gens du peuple, artisans ou fellahs, au temps de la colonisation, avec le souci de faire connaître et reconnaître leurs conditions de vie. De cette société qui est la leur, ils sont, selon une formule de Dib, les « écrivains publics ». C'est donc tout naturellement qu'au temps du combat ils vont rendre compte du drame qui bouleverse leur peuple. La guerre, au fur et à mesure qu'elle s'installe s'impose à eux comme comme un sujet majeur et même comme le sujet unique.
Elle apparaît déjà dans le premier roman de Malek Haddad, Le Dernière impression(Julliard, 1958) mais seulement dans les dernières pages, quand Saïd, un ingénieur qui aime une Française reçoit la mission de faire sauter un pont, mission aussi périlleuse que symbolique. Le drame ne concerne encore ici que le personnage principal et se limite à cette seule action. Dans Un Eté africain de Mohammed Dib (Le Seuil, 1959), la guerre occupe déjà plus de place, mais elle n' atteint que les paysans des campagnes environnantes sans encore affecter vraiment la vie des citadins: une famille bourgeoise traditionnelle qui ne sort guère de son patio, tout occupée qu'elle est à marier la fille de la maison avec un cousin.
Du même auteur, Qui se souvient de la mer (Le Seuil, 1962) tourne le dos au réalisme mais c'est pour mieux suggérer l'horreur. Le narrateur, Djamal, est un homme quelconque, non pas un combattant mais un simple civil, qui erre solitaire dans les rues d'une grande ville musulmane, en quête de sa femme qui a disparu. La ville est soumise à des forces maléfiques. Des êtres aux noms étranges, iriaces et spyrovirs, survolent la ville en terrorisant les habitants. Des explosions retentissent, des maisons s'effondrent. Chaque nuit, des hommes disparaissent. On retrouve parfois leurs cadavres sur des plages au petit matin. L'insécurité est totale. L'espace est bouleversé. Les murs se déplacent, des passants promènent des têtes pétrifiées. Beaucoup de rumeurs circulent mais rien n'est sûr. Des coups sourds parviennent d'une mystérieuse ville du sous-sol: battement des vagues dans des grottes creusées par la mer ou travail de sape d'une armée de l'ombre? Le malheureux Djamal est plongé dans un univers de cauchemar.
Dans une postface, Dib s'est expliqué sur ce choix. Il n'a pas voulu raconter. Comme Picasso peignant Guernica,il a voulu suggérer l'horreur en ayant recours au fantastique et à certains procédés de la science fiction. L'horreur de la guerre d'Algérie, certes, mais au-delà celle de toute guerre. C'est pourquoi il a eu recours à des « images, des visions oniriques et apocalyptiques ». De là le caractère subjectif, puissamment poétique de ce roman magnifique et singulier.
Toute autre est la manière de Mouloud Mammeri dans L'Opium et le bâton (Plon, 1965). Ce roman est solidement construit selon les règles du roman réaliste: les événements et les personnages sont clairement situés en référence à l'histoire. Ainsi, au premier chapitre, les journaux annoncent en gros titres que « Pour lutter plus efficacement contre les hors-la-loi, le général Massu a reçu les pleins pouvoirs sur tout le territoire du grand Alger. » C'est justement à Alger que réside le personnage principal, le docteur Lazrak. Jusque là, cet humaniste a mené une vie confortable. Mais un jour on vient lui demander de soigner un maquisard blessé et dès lors plus moyen de reculer. Originaire de Kabylie (comme l'auteur), avant de s'engager plus avant, il retourne dans son village de Tala dont les habitants sont pris en tenailles entre les exigences du F.L.N. et celles de l'armée. On suit la destinée du personnage jusqu'à la fin de la guerre mais aussi celle des villageois. Après voir été blessé, emprisonné, libéré, Bachir Lazrak passe un temps au Maroc avec l'armée des frontières avant de retourner dans son village qui entre temps a été détruit.
Ce roman vaut tout à la fois par l'ampleur et l'acuité du regard que l'auteur porte sur les événements et sur les hommes. Mammeri brosse une vaste fresque. L'action se déroule dans différentes régions, même si la Kabylie occupe la place principale. Elle couvre presque toute la durée du conflit. Elle met en scène des personnages nombreux et variés: des citadins, des paysans, des maquisards, des militaires français et ce ne sont pas de simples figurants. Chacun a son caractère. A l'heure où il faut choisir son camp, les masques tombent. Chacun se révèle avec sa peur ou son courage, sa lâcheté ou sa violence, et parfois les deux ensemble. Les héros sont rares. Le docteur Lazrak s'efforce de rester lucide sur lui-même, sur les siens, sur l'adversaire. Sans doute reflète-t-il la vision de l'auteur lorsqu'il déclare: « Séduire ou réduire, mystifier ou punir, depuis que le monde est monde, aucun pouvoir n'a jamais su sortir de la glu de ce dilemme; tous n'ont toujours eu à choisir qu'entre ces deux pauvres termes: l'opium ou le bâton. »
Après la bataille
Après l'indépendance, la guerre va continuer à occuper une large place dans la production littéraire algérienne de langue française. La presse nationale ouvre ses colonnes à de jeunes plumes inexpérimentés: des poèmes aussi naïfs que maladroits célèbrent la patrie en armes et de très nombreuses nouvelles sont consacrées aux exploits des valeureux maquisards. Ces récits sans grande originalité finissent par tous se ressembler, tant ils sont bourrés de clichés. D'où le cri de protestation du jeune poète Azeggagh: « Arrêtez de célébrer les massacres! »
Pourtant, il demeure possible d'évoquer la guerre sans tomber dans le poncif. A preuve, La danse du roi de Mohammed Dib (Le Seuil, 1968) qui montre l'impossible retour à la vie ordinaire de deux anciens combattants: une femme, Arfia, qui reste hantée par les années qu'elle a passées dans les djebels et un homme, Rodwan, qui a fait partie d'un groupe terroriste et ne peut oublier le visage d'une de ses victimes, une jeune fille. Leur mémoire reste à jamais marquée par la violence. De roman, Dib a tiré une pièce, Mille hourras pour une gueuse, montée au festival d'Avignon en 1977, éditée aux éditions du Seuil en 1980.
Parmi les oeuvres de qualité dues à des romanciers plus jeunes, en voici trois, à titre d'exemple, qui témoignent de la persistance du thème mais aussi des différentes manières de le traiter.
Publié aux éditions Robert Laffont en 1972, Le Fleuve détourné de Rachid Mimouni, est aussi l'histoire d'un retour difficile, celle d'un homme qui retourne dans son village bien des années après la fin des combats. De ses années passées au maquis, il semble ne plus se souvenir. Sans doute a-t-il été blessé et longtemps frappé d'amnésie. Ce qui lui importe, c'est de retrouver les siens. Mais quand il arrive au village, c'est comme un revenant. Quelqu'un lui dit: « Tu reviens au pays bien après la fin de la fête, bien après que les fanfares se sont tues. Tu aurais pu persister dans la voie de l'oubli, ou comme Ali ton cousin, dans celle de l'inconscience. Ce sont aujourd'hui les seuls gages de la sérénité. Mais tu veux savoir. Mon fils, ta douleur sera grande. » En effet, les gens avaient fini par le considérer comme disparu. Ironie du sort, il y a bien son nom gravé sur le monument aux morts mais les siens peinent à le reconnaître tout comme lui même peine à reconnaître les siens. La vie a repris son cours sous la direction d'un Administrateur mais les pauvres ne sont pas plus heureux qu'avant. Les généreux idéaux de la révolution ont, semble-t-il, été enterrés avec les morts.
Tahar Djaout se montre tout aussi critique dans Les chercheurs d'os (Le Seuil, 1984). Nous sommes au lendemain de l'indépendance et là aussi la fête est finie. Mais une étrange frénésie s'empare du pays. Les habitants des villages, encouragés par les autorités mais aussi pour se trouver des lettres de noblesse, délèguent quelques uns des leurs pour retrouver et rapporter les os de ceux qui sont morts au maquis. Le narrateur est un adolescent qui, accompagné d'un homme plus âgé, a été désigné par ses parents pour aller à la recherche des os du fils aîné. Nous suivons les deux compagnons dans leur pérégrination incertaine. Rude est leur marche sous le soleil d'été mais pour le jeune garçon, c'est aussi l'occasion de découvrir le pays. Chemin faisant, il se souvient de son enfance avec son frère aîné, de leurs jeux mais aussi de l'arrivée des soldats français venus occuper le village, dans de grands camions bâchés. Un matin le grand frère a disparu. Retour au présent: la marche continue de village en village. A force d'interroger les gens, de creuser des trous et après plusieurs déceptions, les deux compagnons finissent par découvrir l'emplacement du corps. Mais le retour est tout sauf triomphal. Le cadet s'interroge: « Quel service aurons-nous rendu à mon frère en le ramenant avec nous? (…) Mon frère aurait-il consenti à ce « déménagement » s'il avait pu nous faire parvenir son point de vue? Il était si bien, couché face au djebel Dirah, dans cette terre nue comme l'éternité! Et voici que nous le ramenons, captif, les os solidement liés, dans ce village qu'il n'avait sans doute jamais aimé. »
Entendez-vous dans les montagnes de Maïssa Bey (éditions de l'Aube, 2002) nous ramène encore une fois au temps de la guerre d'une manière aussi poignante que personnelle. Il ne s'agit pas d'un roman mais d'un bref récit. Au hasard d'un voyage, trois personnes se trouvent réunies dans un compartiment de chemin de fer. Il y a là une femme qui ne sera jamais désignée autrement que comme la femme, à la troisième personne; un homme, un Français, ancien médecin et une jeune étudiante, française elle aussi. La femme pourrait passer pour européenne mais c'est une Algérienne, venue se réfugier un moment en France durant les années noires de la guerre civile des années 90. L'homme l'observe. Elle lit un livre acheté avant le départ: le journal de bord d'un troufion français durant la guerre d'Algérie. Tortures, corvées de bois, rien n'y manque. Ce récit second est rapporté par bribes, en italiques, au fil discontinu de la lecture. Dans les intervalles, les échanges, très réservés d'abord, des trois voyageurs. Peu à peu, on apprend que l'homme a servi lui aussi en Algérie dans un camp, à Boghari, où se pratiquait également « des interrogatoires poussés ». Dès lors un doute s'insinue dans l'esprit: et si le médecin?.. A ce moment, la jeune étudiante dont le grand-père, pied-noir, habitait la même région se tourne vers la femme
et dit à demi-voix « Votre père a... » Sa phrase reste en suspens et la femme poursuit: « Il a été torturé. Avec ses compagnons. Pendant une nuit. Une nuit entière. Puis exécuté...de plusieurs balles.. » C'est ainsi, effectivement, que le père de Maïssa Bey, instituteur, est mort en 1957. Il aura fallu plus de quarante ans pour qu'elle puisse en parler, par le biais du récit et avec quelle pudeur.
Ce panorama montre à quel point les écrivains algériens de langue française ont été et demeurent proches des préoccupations de leur peuple. En témoignent l'abondance, la diversité et la qualité des oeuvres qui ont été inspirées par la guerre d'Algérie. Sur le moment même, elle a occupé tout l'espace littéraire comme elle mobilisait toutes les énergies. Après l'indépendance et au fur et à mesure que l'on s'éloigne de l'événement, les oeuvres s'y rapportant se font naturellement plus rares. Seuls les romanciers font retour sur l'événement, souvent de manière critique, pour souligner le décalage entre les espoirs d'hier et la réalité des lendemains.
Bien d'autres sujets requièrent maintenant les écrivains, qu'ils s'expriment en arabe ou en français. Mais pour qui veut, aujourd'hui, savoir comment fut vécue cette guerre, du côté algérien, les oeuvres sont là, irrécusables.
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