Dossier Algérie : Algérie-France : réconciliation impossible ? (Brahim Senouci)
Dossier :Cinquantième anniversaire des accords d’Evian et de la fin de la guerre d’Algérie
Algérie-France : réconciliation impossible ?
Par Brahim Senouci, maître de conférence à l'Université de Cergy, collaborateur du Quotidien d'Oran, membre du Comité Organisateur International du Tribunal Russell sur la Palestine.
Il y a cinquante ans, l’Algérie accédait à l’indépendance. Cent-trente-deux années de colonisation et de massacres féroces ont trouvé leur terme dans une dernière explosion de violence. Depuis, les dirigeants algériens et français tentent, sans succès, de trouver la voie vers une relation apaisée, voire amicale. La tentative de Jacques Chirac, du temps de sa présidence, d’établir un traité d’amitié entre les deux pays, constitue le dernier échec en date.
Les raisons ne manquent pas
La plus généralement invoquée est l’instrumentalisation de cette question par la classe politique des deux rives. A l’évidence, la normalisation des rapports entre la France et l’Algérie ne saurait relever stricto sensu de la politique étrangère des deux pays. Elle a un impact lourd sur les enjeux intérieurs. Dans un tel cas, on sait depuis longtemps que l’immobilisme constitue le plus sûr des refuges pour les dirigeants politiques. Cette explication reste sans doute trop courte.
La violence extrême de l’invasion coloniale et de la guerre d’Indépendance est également mise en avant. Elle aurait engendré un tel fossé, soulignent certains, qu’il faudrait des décennies pour le combler. L’exemple de la réconciliation franco-allemande, intervenue peu de temps après la fin de la boucherie de la Seconde Guerre Mondiale, milite contre cette hypothèse.
Que l’on permette à l’Algérien que je suis de proposer un point de vue.
Deux digressions…
Dans les années quarante, la ségrégation était pratiquée officiellement aux Etats-Unis. L’armée n’y échappait pas. Le corps expéditionnaire dépêché en Europe à l’époque y était soumis. Les campements comportaient ainsi des toilettes pour les Blancs et des toilettes pour les Noirs. Les prisonniers allemands avaient accès aux toilettes pour les Blancs. Leur couleur leur donnait ainsi une supériorité sur les soldats noirs d’une armée dont la mission était, en principe, de libérer l’Europe de l’emprise allemande…
Le 8 mai 1945, le monde vivait dans l’exaltation de la fin du nazisme. L’avenir était paré des plus belles couleurs, celles de la démocratie, de la justice, de l’égalité. Le monde y croyait, du moins le monde libre, pas celui des damnés de la terre qui vivaient sous le joug colonial et qui étaient exclus de cette vision édénique. Pour preuve, le jour même de la victoire sur le nazisme, le gouvernement français mettait à mort des dizaines de milliers d’Algériens, dans la plus gigantesque, la plus barbare, la plus aveugle des ratonnades… Très peu de voix s’élevèrent à l’époque pour pointer la concomitance temporelle entre l’ouverture supposée d’une ère nouvelle et la perpétration de ce massacre.
"Débarquement de Provence (La Croix-Valmer)" |
Ces deux digressions illustrent l’existence d’une grille de lecture occidentale qui transcende les frontières géographiques au profit de frontières mentales. Le premier exemple montre ainsi un télescopage entre l’ennemi égal (l’Allemand) et le compatriote inférieur (le Noir). Ainsi, le fracas de la guerre n’empêche pas que la paix s’inscrive comme une suite évidente du silence des armes. La réconciliation franco-allemande était inéluctable puisqu’à Paris, on n’a jamais cessé de lire Goethe ou Schopenhauer et d’écouter Beethoven pendant qu’à Berlin, Diderot et Voltaire trônaient sur les chevets et que Debussy régnait sur les gramophones. A l’inverse, l’attitude vis-à-vis de minorités nationales, perçues comme porteuses d’un imaginaire étranger, est marquée par la méfiance, voire l’hostilité. Aux Etats-Unis, la question noire, bien qu’ayant perdu de son acuité, demeure prégnante. Pour s’en persuader, on peut débusquer sans trop de mal les relents de racisme qui imprègnent les critiques vis-à-vis d’Obama dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’a guère bousculé l’establishment étatsunien. En France, retenons deux faits entre mille. Après la première guerre mondiale, un ossuaire a été érigé à Douaumont en 1921. Il comportait les dizaines de milliers de noms des soldats morts sur le champ de bataille. Aucun patronyme à consonance africaine ou arabe n’y figure. Pourtant, des dizaines de milliers de fantassins issus des colonies sont morts dans les combats. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’armée d’Afrique qui s’était illustrée lors du débarquement de Provence a été blanchie. Après avoir remporté la victoire, ses soldats noirs et arabes ont été remplacés par des Blancs. Il fallait éviter de voir défiler sur les Champs-Elysées une armée trop colorée. La victoire devait être blanche…
Même des esprits réputés libres ne sont pas exempts de cette attitude. Au 19ème siècle, les exemples sont légion, du doux Victor Hugo s’indignant devant les exactions commises contre les Arabes, tout en rappelant que la barbarie est africaine, à Tocqueville approuvant les massacres et l’incendie des villages. Plus près de nous, Albert Camus manifestait certes de la compassion à l’égard des Algériens ; pour autant, cette compassion n’allait pas jusqu’au soutien à leur lutte de libération. Il ne s’est manifesté que pour condamner la violence d’où qu’elle vienne, mettant sur le même plan celle de l’oppresseur et celle de l’opprimé. Il était sans aucun doute de bonne foi. C’est bien cela le plus choquant. Sa structure mentale lui interdisait de penser l’indigène comme un acteur possible de son propre destin.
En fait, il faisait partie de ces nombreux amis condescendants que Hannah Arendt détestait autant que les ennemis malveillants. Cette profession de foi n’a pas empêché la philosophe juive de tomber dans le même travers. Elle avait adopté le selber denken, le penser par soi-même qu’elle estimait inséparable du penser en se mettant à la place de tout autre. Cette attitude indépendante lui a valu d’encourir les foudres de l’écrasante majorité de la communauté juive, notamment après son livre-reportage sur Eichmann dans lequel elle pointait la célèbre thèse de la banalité du mal. Ses positions publiques contre l’Etat juif auquel elle préférait l’Etat binational y ont également contribué. Néanmoins, son inconscient parle même quand elle déclare son soutien aux Palestiniens. Elle appelle ainsi à l’édification d’un Etat dans lequel les Arabes apporteraient leur contribution à l’œuvre de construction par les Juifs de la Palestine. Elle s’est donc arrêtée sur le chemin qui mène du penser par soi-même au penser en se mettant à la place de tout autre. Reconnaissons toutefois son immense mérite de l’avoir ouvert.
Dans l’inconscient collectif de l’Occident, il s’agit d’un impensable, sauf s’il s’applique à l’intérieur de sa propre sphère. Un Français pourra ainsi aisément s’identifier à un Allemand ou à un Etasunien. Que l’on se souvienne de l’éditorial de Jean-Marie Colombani dans le Monde daté du lendemain des attentats du 11 septembre 2001. Le titre se suffit à lui-même : « Nous sommes tous des Américains ». Il aurait pu faire des variations infinies autour de cet intitulé. Nous aurions eu droit ainsi à : Nous sommes tous des Irakiens, après les dizaines de milliers de morts qui ont suivi la « libération » de l’Irak, ou Nous sommes tous des Congolais après les millions de morts du Kivu, voire Nous sommes tous des Palestiniens après le massacre de Gaza. Ce n’était tout simplement pas possible : les Irakiens, les Congolais, les Palestiniens sont dans une altérité, une infériorité qui supprime toute possibilité de se mettre à leur place.
Revenons au sujet de l’article. Le principal empêchement à la réconciliation entre l’Algérie et la France réside précisément dans l’incapacité française à éprouver de l’empathie vis-à-vis de ses anciens sujets. Pire encore, alors que les décennies qui ont suivi l’indépendance algérienne ont vu un recul du colonialisme, celui-ci retrouve des couleurs au moment où le monde semble basculer vers un nouvel ordre. Crispation passagère ou lame de fond ? La réponse à cette question conditionne la suite de l’histoire. La manière dont l’Algérie et la France solderont le passé colonial préfigurera le monde de demain, un monde de guerre ou de paix dans une égalité élargie aux confins de la Terre.
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