« Derrière les antagonismes sunnites/chiites : le religieux, une arme d’influence » (Bernard Hourcade)
Colloque « Pour une lecture profane des conflits et des guerres - En finir avec les interprétations ethnico-religieuses »
Samedi 25 octobre 2014
« Derrière les antagonismes sunnites/chiites : le religieux, une arme d’influence »
Intervention de Bernard Hourcade,
Directeur de recherche émérite au CNRS (Unité de recherche « Monde Iranien », Paris), géographe spécialiste de l’Iran, il a dirigé l’Institut français de recherche en Iran de 1978 à 1993.
Il est l’auteur entre autres de Géopolitique de l’Iran (Armand Colin, 2010), L’Iran au XXème siècle entre nationalisme, Islam et mondialisation (Fayard, 2007) L’Iran, les nouvelles identités d’une République (Belin, 2002)
Donner une vision rationnelle de l’Iran, de la vie, des événements qui s’y déroulent est une tâche indispensable pour qui s’intéresse au Moyen-Orient et plus particulièrement à ce pays. Il est vrai que ce qui s’est passé en Iran représente l’un des exemples caractéristiques de l’irruption du religieux et de l’irrationnel dans l’analyse politique et cela mérite d’être étudié avec soin et exigence.
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Dès la prise de pouvoir par Khomeyni, il a été affirmé comme une évidence dans nos pays que tout l’Iran était désormais dominé par la question religieuse, quitte à faire fi de toute l’histoire de l’Iran, de la société iranienne, des rapports de forces politiques, économiques.
Aujourd’hui encore, cette dimension religieuse reste privilégiée et représente une véritable entrave à tout échange sérieux dès lors que les arguments ne dépassent pas une approche qui résume l’Iran au seul gouvernement de Dieu, et ses dirigeants à des religieux avec qui toute discussion se révèlerait impossible.
Aujourd’hui cette analyse « religieuse » des faits politiques est à nouveau d’actualité dans les débats à la radio ou à la télévision, avec des chroniqueurs et analystes qui ne cessent de répéter que toutes les crises et guerres qui ravagent le Moyen Orient s’expliquent par le conflit séculaire entre chiites et sunnites. Du Maroc aux Philippines tout s’expliquerait par cette opposition religieuse.
Ce type de discours simpliste est d’autant plus grave que les événements dramatiques qui se déroulent en Syrie ou en Irak nécessitent une analyse réaliste qui prenne en compte toute la complexité des situations, loin de toute vision réductrice. Le facteur religieux a bien sûr une place essentielle mais qui ne doit pas occulter les autres composantes des rapports de forces. Il est donc impératif d’entrer plus avant dans l’analyse des mécanismes à l’œuvre en tentant de comprendre ce qui se joue avec la question iranienne et le retour de l’Iran, pays chiite certes, mais aussi pétrolier, « révolutionnaire », nationaliste, stable, multiethnique, et doté d’une nouvelle classe moyenne particulièrement active.
Les trois composantes de l’identité politique de l’Iran actuel : nationalisme, islam et mondialisation.
Pour faire simple – mais plus complexe qu’une lecture « religieuse », je propose d’évaluer la politique iranienne en fonction de trois composantes principales : les trois « i » de Iran, Islam et International.
¨ Le premier « I » est celui d’Iran. L’Iran est en effet un pays où le nationalisme est
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Perse d'hier et Iranien d'aujourd'hui. Mai 2014 |
particulièrement vivant et enraciné. C’est une nation, une Etat, un peuple, une culture, une langue, une histoire. Le nationalisme iranien est l’objet d’un consensus qui transcende bien des oppositions idéologiques, ethniques ou sociales.
¨ Le deuxième I est celui d’Islam. L’Iran s’est en effet constitué comme Etat moderne au XVIe siècle, autour de l’islam chiite pour s’opposer à l’Empire ottoman. La place actuelle de cette forme d’islam n’a donc rien de récent ni d’original, même si la révolution islamique de 1979, avec la place dominante du clergé chiite est un facteur central et nouveau. Le Chah d’Iran a été renversé pour avoir négligé le poids objectif de l’islam chiite dans l’histoire mais aussi l’actualité de l’Iran.
¨ Le troisième I est celui d’international. Il faut savoir que l’Iran a été au Moyen-Orient le premier pays à exporter du pétrole en 1908. Pour les Iraniens, les relations internationales, la participation à la communauté internationale, et la mondialisation ne sont pas des nouveautés. Au Moyen-Orient, c’est le pays le plus ancien à se confronter à ces réalités internationales bien spécifiques et bien différentes des relations liées à la colonisation. Il faut en effet rappeler que la Perse, encerclée au XIXe siècle par les empires Britannique, Russe et Ottoman, n’a jamais été colonisée. Aujourd’hui le facteur international, la participation à la mondialisation, passe par une nouvelle bourgeoisie moyenne particulièrement nombreuse et dynamique, avec plus de trois millions d’étudiants, des femmes qui malgré la répression culturelle et sociale sont les plus socialisées de la région, une économie et une industrie ravagées par des sanctions économiques et la mauvaise gestion, mais très au fait des meilleures technologies. Des atouts qui font que l’Iran est une puissance qui s’affirme et qui ne peut être négligée au niveau international.
La réalité politique, sociale et culturelle de l’Iran est le résultat de la combinaison de ces trois « I », de Iran, Islam et International. Aucune de ces composantes ne saurait être réduite à zéro, ou atteindre 100%. Certes, le facteur religieux a pris une place forte sinon dominante, mais réduire l’Iran à cette seule dimension est pire qu’une erreur, c’est une décision idéologique, à finalité politique bien claire. La révolution de 1979, opposée aux USA a été analysée comme profitant à l’URSS (sinon instrumentalisée par elle) . Il fallait donc la contrer en la qualifiant uniquement de « religieuse » et en soutenant les monarchies arabes sunnites voisines qui ont ainsi émergé, des monarchies qui imposent leur loi dans toute la région, et ont une influence forte dans l’économie et la vie politique des pays « occidentaux ».
L’Iran, une puissance en quête de reconnaissance
Depuis le moment où l’Iran est devenu une république, une république islamique, la place donnée au facteur religieux est logiquement devenue dominante dans les medias comme dans les analyses politiques. Le rôle attribué à l’Islam mérite qu’on s’y attarde, d’autant que l’Islam chiite a une histoire et des structures originales qui expliquent en grande partie la chute du Chah et le mode de gouvernement, avec un clergé et des leaders (les ayatollahs) qui ont un rôle ancien et efficace dans la société et aujourd’hui dans la politique iranienne.
- Les rôles de Khomeyni, du clergé chiite puis du Guide suprême actuel Ali Khamenei ont
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Les portraits des "Guides de la Révolution" sont partout. Ici sur un bâtiment des Pasdarans. |
été évidemment déterminants, il reste cependant à nous interroger sur les rapports de force qui ont conduit à la prise du pouvoir par une élite religieuse au détriment d’une élite et d’une classe moyenne composée de libéraux et socialistes qui ont les premiers lancé la contestation contre le Chah, au détriment aussi des anciens combattants de la guerre Irak-Iran (Gardiens de la révolution) et de la nouvelle bourgeoise d’affaires ou technocrates issue de la révolution.
- L’opposition à Israël représente un point central de la politique de la République islamique d’Iran qui fait désormais partie, comme de nombreux autres pays du « front du refus ». Ce fait explique une partie de l’hostilité dont elle est l’objet. Sous le régime du Chah, il existait pratiquement une ambassade israélienne à Téhéran, et du jour au lendemain, le nouveau régime va s’opposer à Israël, ne reconnaissant pas cet Etat ni dans ses structures ni même dans ses frontières de 1948.
Cette politique radicale répond à une nécessité politique et idéologique de la nouvelle république islamique qui a l’ambition d’être un acteur central dans le monde musulman. L’opposition à Israël fait en effet partie des positions « de base » pour avoir une crédibilité dans le monde musulman. Si l’on veut exister, on se doit d’affirmer une position anti-israélienne… En vertu de quoi l’Iran révolutionnaire a dénoncé l’incapacité des pays arabes à régler la question palestinienne et de faire de la Palestine un Etat. « Grâce » à Israël, l’Iran a pu se tailler un rôle de référence et de leader sur un sujet sensible mais capable de mobiliser les foules.
Cela explique dès lors la surenchère anti-israélienne de l’Iran chiite qui, dans le souci de faire oublier la politique pro-israélienne du régime du Chah, a fait de la « libération de Jérusalem » la clé de voûte de sa politique… du moins à la télévision ! Cet affichage anti-israélien extrêmement fort, mais aussi les actions militaires iraniennes contre Israël, n’ont évidemment pas manqué d’avoir des répercussions considérables et très négatives, en Europe occidentale et sur le Congrès des Etats-Unis. Mais l’important pour Téhéran était de rompre l’isolement relatif de l’Iran du Chah dans le monde islamique et de faire en sorte que l’Iran chiite – minoritaire et marginalisé partout dans le monde musulman- soit reconnu comme un acteur important dans la région et puisse prendre une place nouvelle dans le Moyen-Orient pétrolier et politique entre les Etats-Unis et l’URSS.
Cette identité islamique forte, conjuguée à cette volonté de reconnaissance a conduit l’Iran à utiliser tous les moyens politiques pour défendre les minorités chiites dans le monde entier. Un soutien qui pourrait être comparé à celui de la France, protectrice des minorités non-musulmanes de l’Empire ottoman[1]. En Iran, il existe donc des groupes politiques importants, proches des milieux religieux, mais aujourd’hui minoritaires, qui ont la volonté et la capacité d’intervenir sur le dossier israélien et d’utiliser les minorités chiites comme moyen de subversion. La force Qods des Gardiens de la révolution, du nom arabe de Jérusalem, agit ainsi de façon clandestine, participe aux combats à l’extérieur de l’Iran, comme en Syrie, en Irak et bien sûr au Sud-Liban (armement et soutien au Hezbollah). L’Etat iranien veut en effet éviter d’apparaître comme officiellement et directement mêlé à des conflits hors de ses frontières.
Des mutations
Si l’Iran est chiite depuis toujours, et il est tout à fait erroné de vouloir réduire et limiter l’Iran actuel à sa seule dimension religieuse. Bien des choses ont changé depuis la création d’Ispahan et du royaume Safavide au XVIe siècle.
- Il y a trente-cinq ans, l’Iran était une monarchie. Aujourd’hui, c’est une république, pas une démocratie, mais une république. On vote et on ne sait pas nécessairement qui sera le prochain président, ce qui n’est pas le cas dans bien des pays. En Iran, il y a un débat ne respectant pas forcément toutes les règles de la démocratie, mais il y a un débat.
- En second lieu, ce pays est devenu largement indépendant vis à vis des Etats-Unis et de la Russie (l’ex-URSS), et tout montre qu’il a les capacités et la volonté d’affirmer sa place avec de plus en plus de détermination. Aujourd’hui, l’Iran a comblé le handicap certain qu’ont représenté les huit années de guerre contre l’Irak et son poids est désormais loin d’être négligeable. On ne cesse de le répéter, mais c’est vrai, l’Iran est devenu un pays incontournable à toute stabilisation et développement de la région.
A l’intérieur, une guerre qui pèse encore
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"Cimetière des martyrs". Ispahan mai 2014 |
La guerre Iran/Irak, qui a duré huit ans, a été la plus longue de tout le XXème siècle est un événement essentiel[2], non pas par le nombre de victimes –on estime en Iran leur nombre à 180 000, ni même par le retard et les difficultés causées dans le domaine économique. Cette guerre a revêtu un caractère symbolique comparable à ce qu’a été la guerre de 14-18 en France, c’est la première guerre nationale de l’Iran, celle qui a envoyé au front tous les enfants iraniens. Ses conséquences ont été considérables au niveau intérieur. Plus que des victimes, une telle guerre a produit des anciens combattants, des vétérans, qui comme en Europe ou aux Etats Unis, dirigent ensuite leur pays pendant des décennies.
- La guerre a scellé le régime iranien aux commandes aujourd’hui encore et c’est bien grâce à cette guerre Iran-Irak que la république islamique largement contrôlée par le clergé chiite a pu s’imposer et marginaliser les idéaux de liberté qui avaient marqué la révolution à ses débuts. En Iran, comme partout quand une guerre éclate, on fait bloc, on suit le chef de l’Etat, les lois sont suspendues, et c’est souvent la dictature qui prévaut. L’Iran n’a pas échappé à cette règle. Un esprit quelque peu provocateur a suggéré d’élever une statue à la gloire de Saddam Hussein à Téhéran car c’est lui qui a imposé la République islamique dans sa version actuelle !
- Le poids politique des millions d’anciens combattants est donc central pour comprendre l’Iran actuel, phénomène que l’on connaît bien en France où les anciens « poilus » de 14 ont gouverné jusque dans les années 50 et les membres de la Résistance jusque dans les années 90. L’Iran n’a pas échappé à la règle. Le statut d’ancien combattant a servi de légitimation à ceux qui vont exercer le pouvoir. Anciens généraux, Gardiens de la révolution, jusqu’au petit militant bassidji [3]qui a passé trois mois sur le front, a obtenu un emploi réservé dans une administration ou une bourse pour faire des études. Tout ce monde forme un réseau hétérogène, souvent divisé, mais solidaire et qui détient une part importante du pouvoir sur tout le territoire, dans tous les secteurs et pour encore de nombreuses années.
En arrière-plan, la confrontation Iran/Arabie Saoudite
Ces trente-cinq dernières années dans la région ont été marquées par l’émergence de l’Arabie Saoudite et des Emirats, ces derniers n’étant indépendants que depuis 1971. Riches en pétrole, ces micro-Etats n’existent pas à vrai dire comme nation. Ils ne sont peuplés que de quelques milliers d’habitants-citoyens liés à des familles royales qui se sont trouvées depuis quelques décennies seulement à la tête de dizaines de milliards de dollars, jusqu’à ne plus savoir comment les dépenser. Construction de palais mirifiques, achat du PSG ou de palaces à Paris, investissements divers ne suffisent pas à entamer les fortunes incommensurables dont elles disposent. Voilà le fait nouveau et non pas l’islam sunnite et la culture arabe de ces populations qui n’a pas changé depuis des siècles, face à l’Iran chiite.
L’explosion économique puis politique de ces monarchies pétrolières et gazières a été permise par le fait que durant des années l’Iran, opposé aux pays occidentaux, a été mis à l’écart du monde et soumis à un embargo économique et politique de fait. En 1953, une situation comparable avait permis le décollage du Koweït, qui a bénéficié des représailles économiques qui allaient conduire au renversement de Mossadegh[4] par un coup d’Etat orchestré par la CIA.
De fait, toutes ces monarchies sont devenues des acteurs politiques importants par l’argent du pétrole dont elles disposent, les armes qu’elles achètent, les accords politiques qu’elles passent. Les accords de défense signés avec les pays occidentaux sont d’une importance capitale, car malgré la quantité incroyable d’armes qu’elles achètent, ces monarchies faiblement peuplées ne peuvent assurer seules leur défense. Après la fin du protectorat britannique en 1971, les Etats Unis, mais aussi la France sont directement impliqués dans la défense militaire de ces monarchies[5] et pas seulement de l’Arabie Saoudite, l’Etat le plus important de la région, le parrain en quelque sorte de toutes ces monarchies[6].
Parallèlement à l’importance que leur assure le pétrole qui leur a permis d’émerger comme puissance, la défense de l’Islam reste pour ces monarchies un outil indispensable à leur rayonnement et à l’influence qu’elles ambitionnent d’exercer à l’extérieur. Faute d’une société civile assez nombreuse et surtout parce que cette société civile est marginalisée par les familles régnantes, des régimes monarchiques n’ont pas d’autre issue que d’utiliser leur religion – en l’occurrence l’islam sunnite conservateur, souvent wahabite, pour s’affirmer. A cet effet, elles subventionnent les moindres petits groupes qui, par le monde, des Philippines au Nigeria, se réclament de l’islam et prônent le «Djihad » pour combattre les gouvernements non islamiques en place.
Ces combattants ont été utilisés à partir de 1979 par la CIA et les USA, pour combattre l’URSS notamment en Afghanistan et l’influence iranienne révolutionnaire. On connaît ce qu’il advint de Ben Laden et aujourd’hui de Daesh, qui ont échappé aux organisations et États qui les ont soutenus, armés et financés à leurs débuts. Aujourd’hui, si ces groupes ont pu devenir indépendants, ils représentent des forces dont on peut juger de la capacité d’engagement militaire. Malgré les craintes qu’ils suscitent dans les monarchies du Golfe, ces dernières hésitent à les combattre car les liens qui les unissent sont anciens et nombreux et pourraient servir à nouveau dans l’avenir.
Il faut surtout noter que ces groupes ne sont pas financés par les Etats, mais par des fondations, des familles, des entreprises familiales liées aux familles régnantes, bénéficiant des rentes pétrolières, mais qui jouissent d’une certaine autonomie. La survie du pouvoir dépendant des rapports de force à l’intérieur des familles régnantes, il est prudent de ne pas créer des oppositions qui pourraient poser problème.
D’un point de vue géostratégique, de part et d’autre du Golfe persique, on se trouve en présence, d’un côté de monarchies arabes sunnites pour la plupart, et de l’autre de l’Iran chiite. Deux gendarmes rivaux pour protéger le Golfe, deux gendarmes très différents l’un de l’autre et qui se font, par acteurs interposés, une guerre souterraine non déclarée mais meurtrière en Syrie, Irak et au Yémen. Cette guerre n’est pas, comme on le prétend ici en Occident, une guerre sunnite/chiite, mais une guerre larvée entre Iran et Arabie Saoudite, une guerre entre deux Etats constitués, représentés à l’ONU, chacun cherchant à garantir ses intérêts en assurant son ascendant sur la région. L’Etat iranien revient dans la concert des nations, et doit trouver sa place face aux monarchies qui ont bénéficié de son « absence ». Ce n’est pas une question religieuse, mais une question politique, entre Etats.
La religion, la langue, la culture, les ethnies sont utilisées, comme toujours, comme outils et armes de guerre pour diaboliser l’adversaire, mais le but du conflit n’est pas la conquête territoriale ou la conversion forcée des autres peuples[7], mais la suprématie politique régionale ou au moins la définition d’un nouveau modus vivendi, d’une coexistence pacifique entre nouveaux Etats émergents.
Un enchaînement implacable dont les démocrates syriens paient le prix
Les événements qui ont pour cadre la Syrie ne manquent pas de valider cette affirmation. En France, la révolte contre la dictature Assad et la répression qui s’en est suivie a été interprétée comme le signe que ce régime allait tomber comme celui de notre ami Ben Ali ou celui de Moubarrak.
Se présentant, en tant qu’ancienne puissance mandataire, comme l’un des meilleurs connaisseurs de la Syrie, la France allait faire partager son point de vue par les autres pays européens. Ainsi il fut décidé de laisser tomber Bachar, -un ami de la France à qui l’on avait fait l’honneur d’être présent au 14 Juillet- et de soutenir les « rebelles » démocrates qui, s’ils sont des gens remarquables, des personnes dévouées à la cause de la république, de la démocratie, du développement des droits de l’homme, et forts du soutien qui pourrait leur être apporté depuis Paris, n’en sont pas pour autant des combattants armés en mesure d’affronter, sans se faire massacrer, un régime syrien installé depuis très longtemps et dont on connaissait parfaitement les méthodes brutales.
De son côté, l’Arabie Saoudite allait recevoir cet engagement pris par les Européens comme une aubaine pour faire tomber Bachar el-Assad qui était non seulement héritier du parti Baath, mais aussi allié de l’Iran depuis la guerre Irak–Iran. Le traumatisme politique ressenti dans les monarchies arabes sunnites avec l’arrivée au pouvoir de la majorité chiite en Irak après la victoire américaine contre Saddam Hussein en 2003 avait été considérable. Ce fut vécu comme une « trahison » des Occidentaux qui avaient ainsi construit un « arc chiite » de Téhéran à Beyrouth en passant par Bagdad et Damas, et donnant à l’Iran le cadre de sa future domination. Ce fut un camouflet pour les Saoudiens qui veulent s’imposer comme les défenseurs du « vrai » monde musulman, celui dont ils gardent les Lieux saints… La chute de Bachar, la prise du pouvoir à Damas par des forces arabes sunnites pro-saoudiennes était donc pour l’Arabie une opportunité inattendue pour « briser l’arc chiite ».
Cette politique était soutenue par les Américains qui avaient surtout en tête de couper les relations entre l’Iran et le Hezbollah. C’est ainsi que les multiples groupes radicaux sunnites financés depuis longtemps par les monarchies arabes ont afflué en Syrie. Dès lors, on comprend mieux la présence massive en Syrie de groupes terroristes pro-saoudiens qui ont battu le rappel pour intervenir contre le régime Assad…mais qui s’en sont pris prioritairement aux démocrates qu’ils ont combattus plus violemment encore.
Par une sorte d’alliance objective pour éliminer l’opposition démocrate, le régime syrien n’allait pas hésiter de son côté à libérer de prison les militants islamistes en attendant de voir comment les événements allaient tourner ultérieurement. Les démocrates affaiblis ou éliminés, la voie était libre pour les groupes djihadistes sunnites radicaux, censés en principe combattre El Assad, qui ont pu étendre ainsi leur présence sur une grande partie de la Syrie avant de poursuivre leur action en Irak.
Soutien de l’Iran à Damas
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" Soutien à la Syrie". Affiche des Pasdarans. Mai 2014 |
En réponse, les Iraniens, qui ont un accord de défense avec Damas, vont apporter leur aide au pouvoir en place à Damas. Les bonnes relations que les deux pays entretiennent s’expliquent en grande partie par le soutien financier et politique accordé à l’Iran par la Syrie qui a été le seul pays de la région à ne pas être hostile à Téhéran lors de la guerre contre l’Irak. Comme Téhéran, Damas fait partie du Front du refus contre Israël, mais la raison essentielle du soutien de Téhéran vient de ce que l’Iran ne veut pas que le pouvoir en Syrie tombe entre les mains de leurs rivaux des monarchies arabes, et surtout pas l’Arabie Saoudite. La crainte de l’Iran comme nation, c’est, comme au XIXème siècle, l’encerclement par des forces hostiles avec des gouvernements islamistes radicaux sunnites en Afghanistan (retour attendu des Talebans) et peut-être prochainement à Bagdad.
Pour les Iraniens, Damas, c’est Bagdad, une façon de dire que si Damas tombe entre les mains des Saoudiens, inévitablement c’est Bagdad qui tombera ensuite et pour les Iraniens, cela est inenvisageable pour la sécurité nationale. Les huit ans de guerres Irak-Iran sont dans toutes les mémoires.
Si depuis longtemps, les Iraniens ont toujours été inquiets de l’union de tous les mouvements sunnites les plus radicaux, anticipant en cela la création de Dae’ch,[8] la politique ultra-chiite et nationaliste menée à Bagdad par le premier ministre Nouri El Maliki,[9] qui a éliminé politiquement les sunnites, n’a fait que précipiter les choses, au point qu’en Irak les sunnites ont pu accueillir Dae’ch en libérateurs… Une situation qui aujourd’hui n’inquiète pas forcément que les seuls Iraniens.
Pour l’Iran, éviter l’encerclement
Pour Téhéran aujourd’hui, l’impératif le plus absolu reste de tout faire pour empêcher l’Arabie Saoudite de contrôler des forces aux frontières de l’Iran et ainsi éviter l’encerclement. C’est la sécurité nationale qui est en jeu, et cet impératif fait l’objet d’un consensus national (le « i » de Iran…) sur lequel se rassemblent 80% des Iraniens alors même que moins de 10% d’entre eux se sentent concernés par la libération de Jérusalem comme le revendiquent les militants islamistes de Téhéran. De fait la force Qods -et même le Hezbollah- est depuis la début engagée sur le terrain contre les djihadistes, et non pas contre Israël. Les enjeux nationaux ont de loin dépassé les ambitions islamistes iraniennes.
Si aujourd’hui les Iraniens soutiennent la Syrie, ce n’est pas pour assurer la survie de Bachar El Assad – qui est pour eux un dictateur qui ne sait pas gérer son pays, massacre son peuple et qui est donc déjà mort politiquement – mais la pragmatisme prévaut toujours à Téhéran et le maintien provisoire de Bachar el-Assad reste pout l’Iran la seule solution réaliste si on veut donner la priorité à l’éradication de Daesh et mettre fin à la guerre civile en Syrie et maintenant en Irak.
Un renversement d’alliances
Les combattants de la force Qods qui devait libérer Jérusalem, aidés par le Hezbollah, et avec l’aide de Kurdes, combattent les djihadistes, des musulmans sunnites : une redistribution des cartes que n’avaient pas forcément prévu les Occidentaux.
L’Arabie Saoudite et les monarchies arabes n’ont pas les moyens – ni peut-être la volonté - de contrôler les groupes djihadistes qui en profitent pour mener leurs actions de façon autonome et jouer leur propre jeu. Une erreur qui cependant aurait pu être évitée si l’on avait voulu tirer les leçons de l’expérience Ben Laden, expérience qui aurait dû inspirer une méfiance certaine à l’égard des groupes djihadistes sunnites.
Guerre religieuse ou instrumentalisation des religions
Faire référence encore aujourd’hui à une guerre sunnite/chiite relève de l’imposture. Cela n’a aucun rapport même si les invectives sont des plus outrancières, chiites, chrétiens, yazidis[10] étant communément traités de chiens. Dans une guerre, il faut toujours cibler un ennemi qui doit avoir nécessairement une « sale gueule » et qui doit être porteur de toutes les tares. Il n’y a pas de meilleur vecteur que la religion pour annihiler l’Autre et le combattre. « Gott mit Uns », Dieu avec nous, vieille devise prussienne qui sera reprise par la Wehrmacht.
En la circonstance, l’ennemi des « sunnites » c’est l’Iran, la nation iranienne, que l’on réduit pour la circonstance à sa seule identité « chiite ». Il ne fait aucune doute que l’Arabie Saoudite et ses alliés – et non pas « les Sunnites »- veulent contenir l’Iran et éviter de facto que ce pays ne revienne dans le concert des nations. Tous les moyens sont bons pour arriver à cette fin, même le massacre des Syriens et Irakiens.
Pour l’Arabie Saoudite ou le Koweït la situation est d’autant plus difficile que se dissipe la peur d’un « impérialisme iranien » dominant la région avec sa bombe atomique. Les négociations sur le nucléaire sont en train de mettre fin à l’ostracisme à l’encontre de l’Iran et annoncent un retour de ce pays sur la scène internationale. Malgré le report de l’accord le 24 novembre 2014, le point de non retour semble atteint. Iran et Etats Unis discutent directement et le programme nucléaire iranien, sous contrôle de l’AIEA est gelé depuis un an. La normalisation entre les deux pays prendra du temps, mais la dynamique semble irréversible. Une perspective vécue comme catastrophique pour les monarchies qui ont vécu tranquillement durant ces trente-cinq années de mise au congélateur de l’Iran et qui se trouveraient dans l’obligation de « partager le gâteau ». Si l’Arabie Saoudite se refuse à tout dialogue avec Téhéran, certains émirats cherchent à préserver leur avenir entre leurs deux puissants voisins. Le Koweït, Oman et surtout Qatar multiplient les démarches de rapprochement dans tous les domaines, mais sans que cela ne se traduise encore par un rapprochement politique face au djihadisme.
Mettre fin à la confrontation
Dans tous ces pays, mais surtout en Iran, en Irak et en Syrie mais aussi en Arabie Saoudite, au Qatar, on est en présence de tout un ensemble de personnes, enseignants, ingénieurs, employés qui - qu’ils soient chiites ou sunnites- ne se déterminent pas pour autant en raison de cette appartenance confessionnelle. Fondamentalement, ils se vivent en fonction de leur activité professionnelle, de leur situation familiale : ils ont des enfants qui étudient le français ou l’anglais. Ils forment de fait une classe moyenne dont les aspirations ne sont pas prises en considération.
Aux Etats-Unis par contre, l’identité est déterminée en termes ethniques : on est soit blanc, soit noir, soit hispano. La religion reste également un facteur discriminant important.
Lorsque les Américains ont pris de facto le pouvoir en Irak, ils ont entrepris de discuter avec les Kurdes, les sunnites, les chiites pris en tant que communautés et pas en tant que citoyens, mais ils ont surtout oublié ou combattu les habitants de Bagdad. Plus de cinq millions d’habitants sur vingt-cinq où se mélangeaient toutes les ethnies, cultures, religions, professions, tous les groupes sociaux dont une classe moyenne moderne qui a été marginalisée et éliminée au profit d’une vision sectaire de la politique.
De même en Syrie, on n’a pas voulu voir que, malgré le régime politique, particulièrement à Damas, les chrétiens existaient pleinement et participaient à la vie du pays. Une bourgeoisie moyenne se développait, aujourd’hui littéralement écrasée, elle n’a plus de véritable poids politique. Sommés de choisir leur camp, un couteau sous la gorge, de se déterminer comme sunnite ou chiite, ses membres partent en exil dès qu’ils le peuvent, et certains se retrouvent même réfugiés à Calais.
Des contrats … pour acheter le silence
Nous sommes là, aujourd’hui, pays occidentaux, en train de faire un choix entre celui qui est bon musulman, mauvais chiite, bon kurde alors que la France n’a aucune compétence pour décider qui est bon musulman, mauvais chrétien, bon Juif.
Par contre, lorsque le président de la République française rencontre les autorités de Riyad, lorsque son ministre des Affaires étrangères rencontre son homologue saoudien, ils ont la possibilité de parler et de négocier, d’imposer des rapports de force. Est-il impossible d’exiger que l’Arabie Saoudite commence à contrôler les forces qu’elle a subventionnées pendant des années pour éviter qu’elles ne massacrent les Syriens et Irakiens comme elles le font. Je ne parle pas de ceux qui financent ou soutiennent de fait ceux qui combattent nos soldats au Mali. On est face à 300 000 morts, une des plus grandes catastrophes humanitaires depuis un demi-siècle et, en la circonstance, les réactions du Quai d’Orsay sont des plus timides et des plus insignifiantes : dire qu’il faudrait changer de politique envers les monarchies arabes, cette « menace » encore toute virtuelle ne semble pas de nature à les intimider ni à les amener à cesser de subventionner les groupes terroristes… Ce n’est pas le moment de se fâcher avec ces pays amis lorsqu’il y a aujourd’hui en jeu des contrats de plusieurs milliards de dollars, notamment en armement.
Aujourd’hui, la question fondamentale est de savoir si les classes moyennes, les bourgeoisies moyennes ouvertes à la culture mondiale, dont beaucoup de membres ont été formés chez nous, ont encore une certaine influence ; si elles ont encore la volonté ou la possibilité d’inciter leurs Etats à faire la paix, ou du moins de trouver les conditions à l’instauration de rapports plus apaisés.
Très concrètement deux Etats émergents, l’Iran et l’Arabie saoudite, se font face. Ils peuvent s’entendre pour coexister ou, pour assouvir leur rivalité, avec l’aide des grandes puissances, pousser à la guerre les populations du Sud Yémen, de Syrie, de Palestine ou d’Irak, en se cachant derrière la fatalité des anciennes divisions religieuses, instrumentalisées pour mieux tuer. Le rôle des pays occidentaux est utile et même indispensable pour limiter l'antagonisme et favoriser une coexistence pacifique.
Transcription Y.M. &A.V.
Intervention revue par l’auteur et publiée avec son autorisation
Photos: Droits réservés
[1] Héritage d’une convention entre François Ier et le sultan Soliman le Magnifique. Même si depuis les années 20 la France n’a plus de rôle officiel dans la protection des chrétiens d’Orient, elle reste mobilisée sur cette question
[2] Voir l’ouvrage remarquable et complet sur cette guerre « fondatrice : Pierre Razoux, La guerre Iran Irak. Première guerre du Golfe 1980-1988. Paris, Perrin, 2013.
[3] Milice paramilitaire iranienne fondée en 1979 pour fournir de jeunes volontaires aux troupes d’élite durant la guerre Iran/Irak. Ils sont aujourd’hui actifs dans toutes les activités publiques et forment une branche des Gardiens de la Révolution islamique
[4] Premier ministre iranien à l’origine d’une politique sociale progressiste, renversé par un coup d’Etat en 1953 après la nationalisation de l’industrie pétrolière iranienne alors sous contrôle britannique.
[5] La France a des accords de défense avec le Qatar et les Emirats Arabes Unis, la base américaine de Qatar est la plus importante du monde hors des USA. La cinquième flotte US est basée à Bahreïn. Voir www.irancarto.cnrs.fr : http://www.irancarto.cnrs.fr/record.php?q=POL-060116&l=fr
[6] Voir www.irancarto.cnrs.fr : http://www.irancarto.cnrs.fr/record.php?q=POL-060116&l=fr
[7] Certes Daesh cherche à éliminer physiquement tous les chiites et prendre leur territoire, comme cela se faisait aux débuts de l’Islam ou dans l’Espagne d’Isabelle la Catholique….mais les temps ont peut-être changé…
[8] Acronyme arabe pour l’Etat islamique en Irak et au Levant dont le chef Abou Bakr al-Baghdadi s’est autoproclamé calife après la prise de Mossoul en 2014.
[9] Ancien premier ministre irakien de mai 2006 à août 2014, date à laquelle il a quitté ses fonctions pour être remplacé par Haider al’Abadi
[10] Membres d’un courant religieux plongeant ses racines dans l’Iran ancien. Ils forment un groupe ethnique kurde
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