Après le procès en appel des meurtriers d'Hakim Ajimi (Rafik Chekkat)
Cet article, publié initialement sur le site Etat d'exception, est reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur.
« Tu veux savoir ma sœur, c’est la rage mon frère »
Après le procès en appel des meurtriers d’Abdelhakim Ajimi[1]
« Il faut que notre sang s’allume
Et que nous prenions feu
Pour que s’émeuvent les spectateurs
Et pour que le monde ouvre enfin les yeux
Non pas sur les dépouilles
Mais sur les plaies des vivants. »
Kateb Yacine
Dans deux salles trop petites pour accueillir les parties civiles, les policiers poursuivis, et leurs soutiens respectifs, le procès en appel des meurtriers d’Abdelhakim Ajimi (Rahimaho Allah) s’est tenu devant la cour d’appel d’Aix-en-Provence, la journée du lundi 14 et l’après-midi du mardi 15 janvier 2013.
Ce nouveau procès n’a concerné que les trois policiers condamnés en première instance à Grasse : les deux agents de la BAC, Walter Lebeaupin et Jean-Michel Moinier, condamnés le 23 février 2012 respectivement à 24 et 18 mois de prison avec sursis, et Jim Manach, policier municipal condamné, quant à lui, à 6 mois de prison avec sursis. Pour rappel, ces trois policiers avaient fait appel les 25 et 27 février 2012. Les parties civiles avaient également interjeté appel le 5 mars 2012 contre les trois policiers, de même que le ministère public (2 mars 2012). Le cas des quatre policiers (Mireille Authier-Rey, Anita Bekhira, Bernard Julien et Pierre Locatelli) qui avaient été poursuivis pour « non-assistance à personne en péril » et relaxés à la suite du premier procès à Grasse n’a donc pas été examiné par la cour. Ces policiers sont légalement définitivement hors de cause.
Nous ne reviendrons pas ici en détail sur le premier procès qui s’est tenu devant le tribunal correctionnel de Grasse du 16 au 19 janvier 2012, après quatre années de procédure et avec la décision que l’on sait[2]. Ce second procès n’apporte d’ailleurs qu’assez peu d’éléments nouveaux par rapport au premier : l’arrogance des policiers et de leurs avocats est intacte ; les peines requises par le procureur quasi identiques à celles prononcées l’an passé ; et comme en janvier 2012, les membres de la famille Ajimi n’ont pas voulu assister aux plaidoiries des avocats des policiers, dans lesquelles Abdelhakim était une nouvelle fois rendu responsable de sa propre mort.
Déjà ressentis par celles et ceux venus l’an passé soutenir à Grasse la famille Ajimi, les sentiments de colère, de rage, d’impuissance et aussi d’abattement, étaient cette fois plus profonds encore. Ils nous submergeraient totalement s’il n’y avait justement la détermination de la famille Ajimi à aller jusqu’au bout de ce bras de fer inégal. Détermination qui force notre respect et qui est une source précieuse d’inspiration pour poursuivre le combat pour que cesse l’impunité policière, et honorer ainsi la mémoire d’Abdelhakim, que deux procès abjects ont tenté de salir. Alors, par delà l’amertume et la frustration, les leçons qui peuvent être tirées de ces deux mascarades judiciaires sont nombreuses. Elles mettent une nouvelle fois en lumière toute la difficulté des familles et des comités de victimes de la répression d’Etat à obtenir gain de cause devant les tribunaux. A obtenir ne serait-ce que la tenue d’un procès. Les récentes ordonnances de non-lieu au sujet des morts d’Abou Bakari Tandia, Mohamed Boukrourou et Ali Ziri (Rahimahom Allah) nous le montrent.
Les suites judiciaires consécutives à la mise à mort d’Abdelhakim appellent donc un certain nombre de remarques mais aussi de propositions, que nous voudrions partager à travers ce texte avec celles et ceux venu-e-s braver la froideur (à tous les niveaux) d’Aix-en-Provence. Avec celles et ceux investi-e-s dans d’autres collectifs et comités « Vérité & Justice » ou qui suivent de près ou militent sur ces questions. Cela, afin de promouvoir une forme de lutte qui mette l’accent sur l’autonomie et les productions culturelles et artistiques. Une forme de lutte qui donne à voir et à entendre la narration des faits et de leur contexte de notre point de vue, et qui contribue ainsi à les inscrire durablement dans notre mémoire collective, quelles que soient les décisions de leur justice.
Obtenir réparation auprès du système qui nous opprime : l’Etat, juge et bourreau
Si la répression que nous subissons et dénonçons est orchestrée par l’Etat, c’est aussi vers lui que nous devons nous tourner pour dénoncer les effets de cette répression, demander réparation et peut-être même « justice ». Le paradoxe est évident[3]. Pour le masquer, la propagande étatique entretient le mythe d’une stricte séparation des pouvoirs. Le judiciaire se voudrait ainsi autonome vis-à-vis de l’exécutif, dont dépendent les services de police. Il s’agit bien entendu d’une pure fiction. Sans aller jusqu’à opérer une critique théorique du principe de séparation des pouvoirs, et sans même puiser dans la longue et riche histoire des empiètements de l’exécutif sur le judiciaire, il n’est qu’à observer les rapports qu’entretiennent autour et à l’intérieur des salles d’audiences magistrats et fonctionnaires de police (de tous grades). On comprend alors que la connivence – malgré un mépris de classe des premiers envers les seconds – est de mise. Ce sont tous des fonctionnaires de l’Etat, rétribués par lui et chargés à des degrés divers du maintien de l’ordre. Lors du premier procès des meurtriers d’Abdelhakim, le juge Robail déclarait ainsi au sujet des policiers poursuivis « On ne fait pas le même métier, mais pas loin », avant d’ajouter que magistrats et policiers sont, après tout, « des professionnels du maintien de l’ordre ».
Lors du procès d’Aix-en-Provence et surtout celui de Grasse, et plus généralement lors de procès qui mettent en cause les pratiques meurtrières des flics ou des matons, le déploiement policier est impressionnant. Les tribunaux et leurs alentours sont transformés en véritables commissariats. Les fouilles minutieuses (à l’entrée du palais de justice, puis à celle de la salle d’audience) sont là pour marquer symboliquement et en pratique le territoire. Nombreux sont alors celles et ceux qui préfèrent ne pas venir au tribunal, et soutenir la cause à distance, tandis que les bancs réservés aux familles de policiers et à leurs soutiens sont constamment garnis. Le tribunal apparait ouvertement pour ce qu’il est : un lieu qui nous est hostile, où la police joue à domicile[4].
S’adresser aux services de l’Etat pour dénoncer des crimes perpétrés par la répression qu’il déchaine contre nous, nous engage dès le début sur une voie terriblement étroite, dans laquelle la justice et ses procédures tentent d’étouffer au maximum les tensions politiques et sociales sous-jacentes au conflit qu’elle a à connaitre. Une des premières conséquences du dépôt de plainte (contre des flics ou des matons) et du déclenchement de l’instruction, c’est de donner l’impression qu’il se passe quelque chose, que ça bouge et que l’affaire suit son cours. Qu’elle est prise en charge par la justice, c’est-à-dire par la puissance publique. Une procédure en huis-clos, qui peut avoir des effets terriblement démobilisateurs en termes d’autonomie, d’organisation collective et de construction d’un véritable rapport de forces. Difficile pourtant d’y échapper tant nous sommes habitué-e-s, souvent contraint-e-s, de nous en remettre à l’Etat pour traiter de chacun de nos problèmes. Un des signes de cette polarisation excessive vers les services de l’Etat est la multiplication d’initiatives militantes telles que les « lettres ouvertes » (au président, aux ministres, aux candidat-e-s, aux élu-e-s, etc.) afin de régler une situation qu’ils contribuent pourtant eux-mêmes à perpétuer.
Des instructions interminables et coûteuses, pour une justice au rabais
Si le conflit apparait d’emblée désamorcé par l’ouverture de l’enquête et le déclenchement de la procédure judicaire, les pouvoirs publics vont user de toutes les possibilités qui leur sont offertes pour rallonger au maximum cette procédure et épuiser la famille et les proches de la victime : lenteurs et négligences dans l’établissement des autopsies et des diverses expertises, juges d’instruction qui tardent à être nommés, puis qui trainent les pieds, non-lieux expéditifs, etc. A toutes ces manœuvres et obstructions en tous genres, vient en plus se greffer une vaste entreprise d’euphémisation par l’emploi d’un vocabulaire juridique technique extrêmement dépolitisant. Et même insultant.
Aux violences policières et pénitentiaires s’ajoute, en effet, celle de la qualification juridique : on parle d’ « homicide involontaire » et de « non-assistance à personne en péril » pour des policiers qui se sont déchainés contre Abdelhakim, couché de force sur le ventre, menotté aux mains et aux chevilles, à qui on a fait une clé d’étranglement au cou, une compression thoracique, et à qui on a asséné en plus des coups de poing au visage alors qu’il était au sol. Une brutalité rare, pratiquée pourtant de façon ordinaire par les forces de l’ordre. Car la « férocité policière ne découle pas d’accès de fureur spontanés ». Elle « n’est pas la dérive résiduelle de minorités radicalisées de la police », dont W. Lebeaupin et J.-M. Moinier ne seraient que de tristes exemples. Elle est bien plutôt « le produit d’un système de techniques expérimentées, légitimées et soutenues par des protocoles rationalisés[5] ». C’est la raison pour laquelle la défense des policiers – constante lors des deux procès – aura consisté à minorer les violences exercées contre Abdelhakim, tout en répétant sans cesse que les techniques employées contre lui étaient celles enseignées dans les écoles de police.
Lors du procès en appel, W. Lebeaupin a toutefois reconnu du bout des lèvres que « ces gestes devraient être interdits ». Mais à aucun moment la cour ou même les avocats de la famille Ajimi n’auront mis en lumière le caractère à la fois terriblement violent et tout à fait ordinaire des interventions policières. Aucun-e habitant-e de cité, aucune personne qui subit les violences, insultes, provocations et gazages ordinaires de la police n’est venue s’exprimer devant la cour. Aucun contre-récit n’est venu contrecarrer celui des deux « bacqueux », qui avaient toute latitude pour déployer leur propre narration. Au point que l’un d’eux, J.-M. Moinier, s’est permis de dire devant la cour d’appel : « Si on avait pu faire quelque chose, on l’aurait fait », en ayant déclaré au préalable que « le plus important, c’est la santé ».
On comprend alors tout l’écœurement de la famille Ajimi. Après avoir été amputée d’un de ses membres, elle a dû investir toutes ses forces et même ses finances pour faire face aux frais d’avocats que nécessitait une procédure judiciaire excessivement longue, qui a aussi pris toutes les forces et ressources du Comité Vérité & Justice pour Abdelhakim Ajimi. Une procédure où l’on se perd le plus souvent en arguties judiciaires et où c’est l’Etat, à travers sa justice, qui imprime le tempo.
Racisme : l’éternel absent
A ce stade de notre propos, pas une seule fois la question raciale n’a été soulevée. La preuve que l’on peut parler des crimes policiers – dont sont principalement victimes des Noir-e-s et des Arabes – sans mobiliser une seule fois la race et le racisme ? Nous ne le pensons pas. Cette absence est pour nous le signe de la difficulté même d’aborder le sujet en justice. On connaît d’ailleurs la fameuse citation d’Abdelmalek Sayad sur le caractère proprement indicible du racisme dans une salle d’audience :
« Le tribunal est un lieu où sévit la forme la plus insidieuse, parce que la plus cachée, du racisme – la moins visible, non seulement la moins énoncée et la moins dénoncée, mais aussi la plus difficilement énonçable et dénonçable. C'est là qu'il est le plus difficile de soupçonner le racisme, alors que c'est là aussi qu'il exerce ses ravages. Ainsi, rien n'empêchera la mère ou le père d'un enfant assassiné, ni les camarades de quartier de cet enfant assassiné (camarades eux-mêmes assassinables parce que partageant avec lui les mêmes caractéristiques d’origine et d’histoire, les mêmes conditions sociales, le même habitat) de voir dans le comportement du juge ainsi que toute la cour, dans le verdict rendu, souvent relativement clément pour l'assassin, une manière de complicité objective avec l'assassin qui est leur compatriote, une marque de solidarité organique et qui n'a pas besoin de réflexion pour exister. « Solidarité de sang ! » dit-on. On connait l'expression « justice de classe »; ici, il faudrait parler de « justice de caste », celle-ci venant doubler celle-là[6] ».
Le racisme et son déni structurant en profondeur la société française, les procès de Grasse et d’Aix-en-Provence, à l’instar de tous les procès similaires, ont poussé ce déni à son paroxysme. A l’exception notable d’un des avocats des policiers, qui a recommandé à la cour d’appel de ne pas « céder à la pression d’une certaine communauté », toute la procédure, tout le décorum de la salle d’audience, tous les professionnels-de-la-justice qui ont pris la parole – y compris les avocats de la famille Ajimi – ont participé à lisser, à aplanir tout clivage, y compris racial.
Et comme nous évoquons ici les avocats des parties civiles, nous ne pouvons passer sous silence les illusions que certaines familles (souvent immigrées) entretiennent à l'égard de « ténors » du barreau, voire la fascination que ces avocats de renom exercent sur elles. A croire que leur seule renommée va impressionner juges et médias – au point parfois que toute concertation famille/avocats sur l'intervention judiciaire elle-même devient superflue. Un rapport avocats/familles totalement déséquilibré qu’illustre bien, par exemple, J.-P. Mignard. Membre du conseil national du parti socialiste, il est l’avocat des familles de Lakhamy Samoura (ra) et Moushin Sehhouli (ra), tués après que leur moto ait été « parchoquée » par une voiture de police en 2007 à Villiers-le-Bel, provoquant ainsi plusieurs nuits de révoltes qui sont la mise en œuvre directe d'un acte de justice populaire. Cela n’a pourtant pas empêché J.-P. Mignard, entre autres choses, de déclarer plusieurs fois devant les juges et les médias que « jamais nous n’avons dit que les policiers avaient volontairement cherché à tuer ou à blesser[7] ». Quelques décennies plus tôt, lors du procès en 1986 du meurtrier de Wahid Hachichi (ra), les avocats de la famille, dont Henri Leclerc, avaient délibérément écarté la contre-enquête menée par la famille en jouant de leur bagout et de leur « expertise ». Avec au final, un sentiment de double échec : sur le plan du résultat pénal (cinq ans de prison, dont deux avec sursis), mais aussi – voire surtout – sur celui de la teneur même de la campagne militante menée jusqu'au procès[8]. Le choix d’Henri Leclerc pour défendre les intérêts de la famille Ajimi s’explique d’autant moins que celui-ci a défendu – avec succès – les intérêts de la famille Marchal dans un procès ouvertement raciste. Celui qui a abouti, après une enquête totalement bâclée, à la condamnation en 1994 à 18 ans de prison d’un jardinier marocain illettré,Omar Raddad, pour le meurtre de Ghislaine Marchal[9].
Comme Omar Raddad, comme tant d’immigrés coloniaux et leurs descendants, Abdelhakim aspirait simplement à accomplir une vie d’homme. A n’être qu’un homme, mais tout à fait un homme, sans distinction de race ou de religion. On lui a dénié ce droit parce qu’il était Arabe, pauvre. On l’a même tué pour cela. Tout au long de sa vie, son origine a été déterminante dans son rapport aux autres et aux institutions françaises. Elle l’a été de manière mortelle lorsqu’il a eu affaire à la BAC de Grasse ce 9 mai 2008.
Alors bien sûr que les « apparitions médiatiques spectaculaires mais éphémères » et le « travail d’agitation politique sans suite » des grandes messes « antiracistes » sont inutiles dans de tels procès et dans les mobilisations qui les entourent. Bien sûr que les « analyses générales surdéterminées par la dénonciation incantatoire d’une ‟politique raciste systématique”, sans s’attacher à la réalité complexe telle que vécue par les ‟masses” au quotidien[10] » ne mènent pas bien loin. Bien sûr que la plupart de celles et ceux qui s’adonnent à ce type de dénonciations théoriques du racisme sont absents des mobilisations concrètes sur le terrain, ce qui a bien entendu le don d’exaspérer celles et ceux qui luttent au quotidien et qui font dès lors un rejet de toute analyse de ce type. Bien sûr que l’ « antiracisme » est une carrière où celles et ceux qui s’y engouffrent le font le plus souvent à leur seul bénéfice, sans se poser une seule fois la question de l’utilité de leurs gesticulations pour les principaux concernés (par le racisme), auxquels ils ne s’adressent d’ailleurs jamais. Oui, bien sûr que l’on n’a pas tout dit en dénonçant le racisme qui sévit dans ce pays. Mais on n’a encore rien dit si l’on élude totalement la question.
L’action en justice comme fenêtre médiatique : production culturelle et artistique[11]
Aussi dramatique qu’il soit, le meurtre d’Abdelhakim Ajimi n’est malheureusement pas un cas isolé. Il vient s’ajouter à la longue liste de celles et ceux mort-e-s poursuivi-e-s, frappé-e-s, tasé-e-s, abattu-e-s ou enfermé-e-s par l’Etat à travers ses forces répressives. Et bien qu’aucune procédure judiciaire au monde ne puisse ramener les victimes de tels crimes à leurs proches, l’action en justice, malgré toutes ses insuffisances, reste nécessaire. C’est d’abord une question de dignité. Pour montrer que les proches des victimes de tels crimes n’abdiquent pas et sont déterminés à mener le combat contre la machine de guerre étatique. Mais c’est aussi parce qu’à la faveur de cette action en justice, et surtout des mobilisations qui doivent impérativement l’accompagner, une fenêtre médiatique s’ouvre. Cette fenêtre, il s’agit de l’élargir au maximum, quitte à la créer par nos propres moyens, afin d’inscrire ces drames dans l’histoire des villes, des quartiers où ces vies sont volées. Et si chaque situation est spécifique à un quartier et à un milieu, chaque mort, chaque incarcération, chaque procès doit devenir l’événement catalyseur qui cristallise et donne à voir toutes les tensions politiques, sociales et raciales existantes. Ces mêmes tensions que la procédure, puis le procès (quand il a lieu) tentent précisément d’étouffer.
La persistance de ces violences nous oblige donc quoi qu’il arrive à prendre position et à lutter. D’autant plus que la « confrontation avec la police ou la justice constitue bien souvent le point de départ d’une prise de conscience individuelle ou collective, d’une expression politique ou culturelle spécifique, et de mobilisations plus ou moins durables dans les cités ou quartiers populaires[12] ». Alors, au-delà des mobilisations, qui sont nécessaires, au-delà des révoltes, qui constituent souvent la meilleure façon de se faire entendre mais qui déclenchent en retour une terrible répression de l’Etat, un des moyens les plus efficaces, nous semble-t-il, c’est d’exprimer ces protestations de façon créative. « Créer, ce sera notre façon de venger notre ami, de refuser qu’il soit mort pour rien », déclare un des personnages de la pièce de théâtre En attendant l’association, montée en 1983 et qui s’inspire des mobilisations consécutives au meurtre de Lahouari Ben Mohamed (ra) à Marseille[13]. Parce qu’une jurisprudence constante depuis trente ans nous montre en France toute l’impunité qui est accordée aux meurtriers lorsqu’ils agissent au nom de l’Etat, les effets dramatiques de la répression et du déni de justice peuvent nous laisser encore plus démunis et amers lorsque ces injustices ne donnent pas lieu à des mobilisations de masse et à des productions culturelles et artistiques.
Et parce que « c’est une image irrécupérable du passé qui risque de s’évanouir avec chaque présent qui ne s’est pas reconnu visé par elle[14] », et que la mémoire de chaque lutte porte en elle la mémoire des luttes passées, les productions culturelles et artistiques sont essentielles. Elles donnent tout d’abord à voir et à entendre la narration des faits, des luttes et de leur contexte à partir de notre point de vue, et non uniquement à partir du point de vue des dominants. Elles contribuent ensuite à inscrire durablement ces luttes dans notre mémoire collective, nous permettant ainsi d’y trouver une source précieuse d’inspiration pour poursuivre le combat pour que cesse l’impunité policière. Mais ces productions culturelles et artistiques – qui semblent être une réponse assez molle face à l’ampleur des discriminations subies – ne sont pas pour autant déconnectées de la lutte proprement politique, de la mobilisation populaire et de la nécessaire auto-organisation pour obtenir justice. Bien au contraire. Elles permettent de forger une langue, de construire une perspective et une identité cohérentes à un mouvement. De faire connaitre celui-ci au-delà des cercles immédiats (familiaux ou militants). Et à bien des égards, c’est par ces productions culturelles qu’on parvient à remplir les objectifs mêmes du mouvement, quelles que soient les décisions rendues par la justice. A nous d’user des meilleurs dons que nous possédons pour que la mémoire de toutes les victimes de cette répression d’Etat continue à vivre à travers des œuvres culturelles, artistiques et collectives.
C’est-à-dire précisément à travers quelque chose que l’on ne pourra jamais tuer.
Rafik Chekkat, Marseille, le 29 janvier 2013.
* Un grand merci à celles et ceux qui par leurs remarques attentives et généreuses ont participé à la rédaction de cet article.
[1] Ceci est la version texte (sans illustrations, ni vidéos) d’un article paru sur www.etatdexception.net.
[2] Voir notre article « Hardcore jusqu’à la mort », Sur les suites judiciaires de la mise à mort publique d’Abdelhakim Ajimi (URL : http://www.etatdexception.net/?p=54); et celui du Collectif Angles Morts, « On vous laisse entre vous », Retour sur le procès des meurtriers d’Hakim Ajimi (URL : http://www.acontresens.com).
[3] Nous ne pouvons traiter dans le cadre de cet article de toutes les limites du recours en justice. De l’aporie qui veut que l’action en justice oriente et enferme toute la puissance d’agir des proches de la victime dans un désir de vengeance, dont la seule issue serait la condamnation des flics ou des matons incriminés. Ou de la contradiction consistant à demander des peines lourdes, une justice exemplaire envers ces derniers, soit l’emploi par les dominés eux-mêmes du vocabulaire et des mots d’ordre ressassés à longueur de temps par les dominants.
[4] Sur la prépondérance de la police dans le trio police – justice pénale – prison, voir l’article en deux parties de Keltoum Brahna, Surveiller, circonscrire et punir les quartiers, Les missions du trio police – justice pénale – prison (URL : http://www.etatdexception.net/?p=2989).
[5] Mathieu Rigouste, La domination policière, Une violence industrielle, La Fabrique, 2012, p. 156. L’introduction du livre est consultable à l’adresse suivante : http://www.etatdexception.net/?p=2620.
[6] Abdelmalek Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, Les enfants illégitimes, Raisons d’Agir Éditions, 2006, p.41-42.
[7] Sur le rôle de « pacificateur » de J.-P. Mignard après les révoltes de Clichy-sous-Bois et de Villiers-le-Bel, voir notre article, Renvoi du procès du meurtrier de Lakhamy et Moushin, Justice à deux vitesses et militantisme indigène au point mort (URL : http://www.etatdexception.net/?p=1608). Voir également ses déclarations plus récentes, préconisant notamment un renforcement policier et la proclamation de l’état d’urgence à Marseille : 20minutes.fr, 30 aout 2012 (URL : http://www.20minutes.fr/societe/993291-jean-pierre-mignard-il-faut-proclamer-etat-urgence-marseille).
[8] Mogniss H. Abdallah, Rengainez, on arrive !, éd. Libertalia, 2012, p. 92-93.
[10] Ibid., p. 41.
[11] Nous empruntons certaines des remarques qui suivent à l’article de Christine Joy Ferrer sur les mobilisations – notamment artistiques – consécutives au meurtre d’Oscar Grant à Oakland (Californie). Voir L’art de la protestation, L’exemple de l’Oscar Grant Memorial Arts Project, disponible à l’adresse suivante : http://www.etatdexception.net/?p=1992.
[12] Mogniss H. Abdallah, Rengainez, on arrive !, op. cit., p. 9-10.
[13] Ibid., p. 55. Voir aussi l’article du même auteur, "Yaoulidi" Lahouari Ben Mohamed : Retour sur l’histoire, Med’in Marseille (URL : http://www.med-in-marseille.info/spip.php?article1608).
[14] Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, Œuvres, Tome III, Gallimard, p. 430.
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