Après l'attentat contre Charlie Hebdo. Analyse de militants du MRAP
Après l’attentat contre Charlie Hebdo
Dès que « l’attentat » contre Charlie Hebdo – en fait un incendie provoqué par le jet d’un cocktail Molotov – a été porté à la connaissance du public, et alors même que l’enquête en était à ses débuts, en l’absence de preuve manifeste ou de toute revendication, les accusations se sont immédiatement portées sur les milieux islamistes et la dénonciation de l’intégrisme musulman s’est ouvertement exprimée oubliant par là même que ce genre de méthode ou de mode d’action est commun à tous les intégrismes et fascismes. Cette célérité a de quoi inquiéter. Cela prouve à l’évidence la perméabilité de bien des milieux, en dehors d’oppositions politiques, à une islamophobie diffuse, mais toujours présente et qui peut se réactiver à la moindre occasion.
Que des accusations – et non de simples soupçons- aient pu être portées à l’encontre la seule mouvance islamiste, au point qu’aucune autre hypothèse n’ait été prise en considération –acte de vengeance, intérêt de groupes radicaux d’extrême droite à entretenir une certaine confusion, ou acte individuel d’un déséquilibré comme cela a pu être avancé lors de l’attentat d’Oslo –révèle un état d’esprit quelque peu inquiétant…
D’autre par, on aurait attendu de la part de responsables politiques ou associatifs une expression publique prenant soin de mettre en garde contre les risques de dérapage, d’amalgame et de stigmatisation de l’ensemble des musulmans :en somme, une expression plus retenue, plus soucieuse d’analyser que d’« être dans le coup », quitte à se trouver quelque peu en rupture avec le consensus médiatique. .D’ailleurs Charb lui-même, le rédacteur en chef de Charlie Hebdo, a reconnu « Le pire c'est que ces trois cons vont faire passer tous les musulmans de France pour des intégristes ».
Que l’atteinte à la liberté d’expression puisse être intolérable et soit condamnée est, en soi, une exigence. Néanmoins cette exigence ne peut être sélective. Il aura fallu attendre l’attentat contre Charlie Hebdo, attribué aux islamistes, pour qu’il soit fait mention dans le même temps des agissements, pourtant bien antérieurs chronologiquement, des intégristes chrétiens. Ainsi, en dehors de toute condamnation spécifique de ces agissements, la dénonciation de l’intégrisme chrétien ne s’est faite qu’à la faveur de la condamnation de tous les intégrismes…
Le malaise ressenti, face à ce traitement « passablement » discriminatoire, se trouve encore amplifié par les façons mêmes de procéder de Charlie Hebdo et par ses prises de position idéologiques.
S’il est, certes, un journal satirique, provocateur bien entendu, ce serait néanmoins lui faire injure que de le réduire à ces seules dimensions. Charlie Hebdo est également un journal politique, engagé – les positions pro-intervention de certains de ses journalistes lors de la guerre d’Irak, comme la nomination de son ancien directeur comme directeur de France–Inter par Nicolas Sarkozy sont là pour le rappeler.
Dans le cas présent, changer le titre titre de façon volontairement provocatrice en « Charia Hebdo» ne relève pas de l’innocence la plus puérile ou de la maladresse excusable, à moins de considérer les membres de la rédaction comme incapables de mesurer la portée de leurs actes… Difficile à envisager dès lors que depuis l’histoire des caricatures au Danemark que Charlie avait reproduites, tout le monde a à l’esprit les réactions que cela peut provoquer.
En d’autres circonstances, s’agissant d’autres communautés pouvant se sentir ostracisées ou simplement, à tort ou à raison atteintes dans leurs convictions profondes, de pareilles provocations auraient été jugées irresponsables, de nature à dresser une partie de la population contre l’autre… Charlie Hebdo ne s’y est d’ailleurs pas aventuré, à raison.
Depuis le temps où la guerre des civilisations était prônée par les néo-conservateurs aux Etats-Unis, Charlie Hebdo n’a eu de cesse de dénoncer le poids des religions et dans cet exercice en s’en prenant singulièrement à l’islam et aux musulmans, instrumentalisant la laïcité en faisant de ce principe une lecture offensive et proche de l’intolérance.
Si dénoncer l’islam politique est une chose, la provocation utilisée par Charlie Hebdo n’est certainement pas la meilleure solution pour le mettre en échec.
Alors que des peuples arabes se sont mis en marche avec l’ambition de reprendre en mains leur avenir, l’amalgame opéré par Charlie entre la situation en Libye et celle de Tunisie en prenant l’islam comme dénominateur commun ne peut qu’entraîner une confusion regrettable.
En Libye, le nouveau pouvoir a été installé par les troupes de l’OTAN et l’instauration de la charia, qui a suivi cette intervention militaire, décidée autoritairement et avant toute élection par Mustafa Abdeljalil, président du CNT, doit nous conduire à réagir de façon aussi forte que pour la mise en place d’une loi islamique imposée par un pouvoir conservateur et réactionnaire.
Pour ce qui est de la Tunisie, on avait affaire à un processus électoral avec comme objectif l’élection d’une Constituante. Alors que le résultat des élections, la victoire d’Ennahda, ne correspond pas à certaines attentes, (comme d’ailleurs les résultats des élections en Palestine qui avaient été marquées par la victoire du Hamas), le but de Charlie Hebdo n’est-il pas en définitive de provoquer un clivage fort entre partisans du parti musulman vainqueur des élections et partis laïques ? En fin de compte de sommer les citoyens de se déterminer sur la question de l’islam, en lui conférant un rôle exclusif, aussi essentiel et même plus que les questions économiques et sociales qui préoccupent certainement davantage les Tunisiens et tous ceux qui sont attentifs à la réussite de l’expérience de ce pays.
La liberté d’expression se doit d’être garantie, en toute circonstance, ce qui est malheureusement loin d’être le cas, bien évidemment Charlie Hebdo doit en bénéficier, même si certains peuvent lui reprocher d’en abuser, c’est le droit le plus absolu de ce journal de s’exprimer dès lors qu’il le fait dans le cadre du respect des lois -Si l’antisémitisme est un délit, l’islamophobie ne semble pas être réprimée avec la même sévérité-.
Face au danger que représente l’islamisme politique radical, pour contrer au mieux son influence, qu’il soit possible d’exprimer ses désaccords avec ce journal et préférer user d’autres moyens plus pédagogiques et moins provocateurs sans voir ses propos déformés et subir les accusations intempestives d’islamo-gauchiste, serait la moindre des libertés d’expression .
Chercher à réconcilier les membres de communautés souvent victimes de racisme avec des idéaux républicains plus souvent déclamés que mis en pratique en luttant contre les discriminations qu’ils subissent, donner la place qui devrait être la leur, et celle de leurs parents depuis des générations dans l’histoire nationale n’est-ce pas, en définitive plus « productif » que d’obliger des personnes à se déterminer face à une alternative aussi sommaire et brutale que celle proposée par les provocations de Charlie Hebdo ?
Pour notre part nous refusons de cautionner les méthodes et les objectifs politiques de ce journal qui se livre à une provocation qui, loin d’être gratuite, oblige chacun à prendre parti en fonction d’un débat ou d’une question initié par ce journal, dans une optique relevant plus de ses intérêts que d’autres considérations .
Parce que le soutien à la liberté de la presse est transformé de façon biaisée en une campagne de soutien acritique, aveugle ou inconditionnel à ce journal, nous nous contenterons de condamner un attentat aussi stupide que contre-productif à l’égard du nécessaire et indispensable vivre ensemble et de manifester un soutien très critique à Charlie Hebdo..
Y.M. & A.V.
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