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Repères contre le racisme, pour la diversité et la solidarité internationale

Actualité de Frantz Fanon (Françoise Vergès)

8 Décembre 2011 , Rédigé par Repères anti-racistes Publié dans #Colonisation, #Fanon

Ce texte, raccourci pour les besoins de publication, fut donné pour une conférence organisée à Rome en 2007. Rome où Frantz Fanon participait en 1959 au Deuxième Congrès des artistes et écrivains noirs et prononçait son discours sur la culture nationale qui devint ensuite un des chapitres des Damnés de la terre. Rome où Fanon rencontra Jean-Paul Sartre quelques mois avant sa mort le 6 décembre 1961. Simone de Beauvoir et Jacques Lanzmann ont tous deux raconté la rencontre fiévreuse et intense entre les deux hommes, avec un Sartre abasourdi et séduit par l’énergie et la force de la parole fanonienne. Sartre accepta d’écrire, écrivit la préface desDamnés de la terre.

 

En cette année des cinquante ans de la mort de Fanon, alors que les éditions La Découverte publient en un seul tome tous ses écrits, que de nouveaux ouvrages paraissent sur sa pensée, son actualité demeure. Toute lecture cependant est dynamique et ce qui retient mon attention ces jours-ci, c’est la critique de Fanon de l’économie de prédation qui dévaste le monde et la nécessité de poursuivre le mouvement de décolonisation des esprits. Une décolonisation qui concerne tous, tous les exploités qui partagent avec les « débris » de l’empire colonial l’histoire commune de l’exploitation et du mépris.

 

 

 

L’actualité de Frantz Fanon

Rome, Septembre 2007

Françoise Vergès

 

Fanon proposait d’utiliser le passé afin d’imaginer le futur. Sa description, dans Peau noire, masques blancs, du « fantasme paranoïaque de la dépossession » chez le colonisateur renvoie en partie aux discours actuels sur la peur des Noirs. Son exploration psychanalytique des mécanismes inconscients du racisme et du colonialisme, son intérêt pour le rôle que joue le fantasme de projection, pour la complexité de « l’expérience vécue du Noir », son analyse de la bourgeoisie nationale offrent le terrain d’une relecture critique de Fanon. En France, ce que les médias appellent « la question noire » ramène sur la scène politique la question de la présence de l’autre, esclave et colonisé dans la longue histoire du colonialisme. En Europe, le discours sur l’immigration, sur l’invasion par des immigrés qui ne voudraient pas s’intégrer redessine les frontières d’un monde où pauvres et opprimés sont rejetés, déportés et les riches protégés.


Alors que les barrières s’effondrent pour que les richesses circulent de plus en plus vite, de nouvelles frontières s’érigent pour contenir ces parias. Opprimés et méprisés se révoltent contre la violence des puissants, disent qu’il est juste de vouloir plus de justice. Le droit à la révolte, le droit de protester est souvent oublié dans l’invocation des droits imprescriptibles de l’être humain.


verges.gifFrantz Fanon croyait en ce droit à la révolte. Ses textes parlent tous de ce droit dont il fait même un devoir. Fanon est animé d’une colère brûlante contre l’injustice de cette accumulation de richesses acquises sur la mort, l’exploitation brutale, de millions d’individus. Ses mots ont aujourd’hui une profonde résonance. Il soulève des questions pour notre temps, mémoire et histoire, race et nation, politiques postcoloniales, cartographies de pouvoir et de résistance, genre et politique. Ils résonnent pour cette humanité « superflue » produite par une globalisation dont l’économie dévorante ne veut plus connaître de limites. Ils résonnent aussi pour la France et l’Algérie bien sûr, une France incapable to confronter son passé colonial, entêtée dans son refus de relecture de la colonie comme part constituante de la Nation, une Algérie secouée par des années de guerre civile, où toute une jeunesse a été sacrifiée par des généraux avides de pouvoir et de richesses. En France, une complicité demeure autour du projet de la « mission civilisatrice », ce discours d’une France « grande et généreuse » qui colonisa pour apporter progrès et « civilisation française ». Elle lie universitaires et élus, unis contre les émergences d’une nouvelle historiographie. En Algérie, l’Etat, qui cherche à conserver le monopole d’écriture de l’histoire, se retrouve face à une nouvelle génération d’historiens qui conteste le récit officiel.


La guerre d’indépendance en Algérie n’a pas fini de faire porter son empreinte sur notre temps. Plus qu’aucune autre guerre de libération, elle concentra autour d’elles les récits et les images d’une révolte juste, comme le Vietnam le fit des années plus tard. Plus qu’aucune autre colonie européenne, l’Algérie constitua, dans la seconde partie du 20ème siècle le symbole des luttes anticoloniales. Aujourd’hui encore, elle constitue une source de références textuelles et iconographiques comme de stratégies répressives à des acteurs ayant des intérêts contraires. Mais la guerre en Algérie est aussi source de références pour des mouvements qui contestent l’orthodoxie d’un récit qui nie l’altérité présente en France et en Europe. Ils s’opposent à l’effacement de la violence indissociable de l’entreprise coloniale, indissociable de toute entreprise où un Etat s’arroge le droit d’imposer sa « vérité » à un autre. Torture, pauvreté, justification de deux formes de citoyenneté, déni des droits juridiques fondamentaux, l’Algérie « française » était une vitrine de l’économie de prédation coloniale. L’action « positive » de la colonisation française était un leurre légitimé par le profond mépris des Européens pour le peuple « arabo-musulman ». En 1954, 10% de la population détenait 90% des richesses du pays ; 200 000 enfants européens étaient scolarisés dans 11 400 écoles alors qu’un million 250 000 enfants arabes et berbères étaient accueillis dans 699 établissements.


La République coloniale, en opposant obscurantisme et lumières, reprend la vieille opposition entre civilisations de progrès et civilisations arriérées et accepte la racialisation du politique. La coloration des droits civiques, comme la coloration du droit du travail (travailleur « blanc » contre travailleur « noir » ou « immigré »), disent combien la ligne de faille du racisme peut circuler à travers les luttes pour l’extension des droits, les faisant reculer en faisant s’affronter des groupes aux intérêts convergents. Dès qu’on analyse comment cette « coloration » s’opère dans un contexte historique, social et politique, on observe que le processus se répète. Dire que la couleur « noire », que la catégorie « nègre » est une « fiction » ne peut suffire pour contrer cette opération. L'articulation de la ligne de couleur à des situations sociales et politiques, l’analyse des relations de conflit ou de solidarité entre « couleur » et citoyenneté, couleur et égalité, couleur et fraternité, genre et citoyenneté, ce travail a montré qu’il était possible de construire et partager un terrain commun. Pour « décolorer » le politique, le culturel et le social, il faut d’abord comprendre comment le blanc est devenu une couleur qui se masque sous l’universel et qui pourtant opère comme ligne de partage. Fanon avait compris ces mécanismes qui affectent profondément les individus. Le « Blanc » devait renoncer à ces privilèges, disait-il, et le « Noir » renoncer aux bénéfices secondaires de son aliénation, bénéfices qu’il avait analysé dans Peau noire, masques blancs.


verges2.jpgLa perte de l’empire colonial fut une grande blessure narcissique pour le nationalisme français. Mais la société ne voulait plus entendre parler de l’empire colonial, elle voulait oublier, se moderniser, devenir « européenne, » se couper du ‘Sud’. A cet oubli, en partie nécessaire car l’oubli participe de la vie humaine, il y eut le refus d’assumer les exactions commises, les inégalités. Dans L’an V de la révolution algérienne, Fanon analysait l’incapacité de toute une « gauche » française à comprendre les liens entre colonialisme et modernité européenne. Mais les pratiques d’empire continuaient à irriguer la société. Images stéréotypées et termes dérogatoires avaient alimenté l’imaginaire colonial, organisé les relations de travail et les relations sociales,construit la figure du « Blanc » civilisé, moderne et raisonnable, opposé au colonisé, enfermé dans des traditions arriérées, irrationnel, imperméable à la modernité. Comment croire à la fiction qui renvoyait ces faits et ces représentations à un passé révolu ? C’est pourtant ce qui s’est imposé.


De la traite négrière, on nous dit que celle organisée par les Européens ne fut pas pire que celle organisée par les Africains ou les musulmans. De l’esclavage, on nous dit que ce ne peut être un « crime contre l’humanité » car ce ne fut pas un génocide. De la colonisation, on nous dit qu’elle ne fut pas seulement négative, qu’elle eut des aspects positifs, et une loi est même votée pour imposer cette interprétation. On nous explique les difficultés de jeunes Français par leur difficulté à « s’intégrer », ces explications culturalistes s’inscrivant dans la droite lignée d’une l’idéologie coloniale. Ces arguments témoignent d’une profonde difficulté à admettre qu’il existe un impensé dans la République.


Ce retour du passé colonial a paru surprenant à ceux qui réclament raison et distance car ils sont sourds et aveugles à la présence de ces faits. Présence de l’esclavage et du colonialisme pour des centaines de milliers de Français dans leurs héritages qui s’observent tout autant dans des créations -- langues et cultures créoles-- que dans le retard structurel que connaissent les sociétés issues de l’esclavage aujourd’hui départements français d’outre-mer et dans la stigmatisation toujours associée à la couleur « noire ». Présence de la colonisation pour des centaines de milliers de jeunes Français qui subissent inégalités et discriminations parce que perçus comme « inassimilables » et dont les grands-parents et parents furent soumis à des lois d’exception et d’exclusion. Le retour du refoulé colonial s’inscrit dans une constellation de faits et de tensions contraires : crise économique, brutalité d’un libéralisme qui affaiblit les identités collectives et favorise la création de marchés « ethniques », évolution de la démographie, islamophobie, crainte de la diversité, crise d’une élite française de plus en plus fermée et repliée sur elle-même, et demandes de démocratisation.


On nous dit qu’il suffit « d’aimer la France » pour en faire partie ; on nous dit aussi que la France « n’a pas à avoir honte d’elle-même ». Qui décide des critères de cet amour ? Qui décide qui en est l’ennemi et l’ami ? Suis-je autorisée à aimer d’autres pays ou alors cet amour est exclusif et jaloux ? Ne pas avoir « honte » : ne doit-on pas cependant être prêt à envisager qu’il y ait eu des moments honteux ? Quel est ce narcissisme qui ne peut souffrir de reconnaître ses erreurs ? Est-il bon qu’un peuple croit ne jamais avoir fait d’erreurs, ne jamais avoir été complice d’actes discriminatoires ? Invoquer que « d’autres l’auraient fait et parfois pire » est-il digne d’une attitude réfléchie ?


verges3.jpgEn France, la place marginale qu’occupe l’histoire coloniale, esclavagiste et post-esclavagiste, comme histoire de spoliation, de massacres, d’inégalités, de rendez-vous ratés, autorise un aveuglement qui explique en partie l’incompréhension de nombre de Français devant des demandes d’inscription dans le récit national d’événements qui font cependant partie de l’histoire nationale. L’entreprise de renarcissisation du national qui s’appuie sur le refus d’appréhender cette histoire témoigne du désir jamais assouvi d’écrire une histoire mythique. La France n’échappe à pas à ce désir et l’immigration sert aujourd’hui de terrain « contre » : contre lequel s’adosserait une « vraie » France. Mais cette tendance à la purification s’enracine de plus loin, elle resurgit sous de nouvelles formes avec de nouvelles figures du « menaçant » ou du « barbare ». Fanon décrit quelques unes de ces figures dans L’An V. Le chapitre sur la femme voilée, celle qui anonyme car voilée donc inexistante comme ‘femme’ aux yeux des soldats et des colons français, a fait couler beaucoup d’encre. On se souvient de la cérémonie organisée par les épouses des colonels de l’armée française sur la grande place d’Alger, où des Algériennes enlevaient leur voile sous les vivats de la foule des colons. Le message : l’armée contribuait à l’émancipation des femmes algériennes enfermées par leurs pères, époux, frères. Fanon montre que le voile est stratégique. Cependant, il oublie dans le même temps, comme le souligne Mohamed Harbi, historien du mouvement nationaliste, que les dirigeants du Front de Libération Nationale résistèrent à l’émancipation des femmes algériennes. Celle-ci se fait en partie malgré eux et ils seront prompts à rétablir le pouvoir patriarcal dans l’Algérie indépendante. Mais l’analyse fanonienne du voile peut aussi aider à comprendre l’hystérie qui s’est emparée de la société française devant le « voile islamique. » La société a reconstruit un drame mettant en jeu des personnages dont certains attributs évoquaient la colonie : le « garçon arabe » violent et inassimilable, la « beurette » -- jeune femme d’origine « maghrébine » désireuse de s’émanciper, de s’assimiler et empêchée de le faire par son père, son frère, son époux.


Il ne s’agit pas de voir dans des problèmes de la société contemporaine, la « main » du colonialisme, mais il s’agit de poser avec force la nécessité de penser la place de la colonie dans l’identité nationale, l’imaginaire, les lois, les arts, la littérature et la langue même. L’enfermement par les Français de citoyens qui ne sont ni chrétiens ni « blancs » dans la tradition, la coutume, et le refus de la modernité, comme la popularité du discours du « choc des civilisations » chez les intellectuels français en disent long sur le propre enfermement de la société française.


Les écrits de Fanon nous interpellent sur les zones grises où vivent des millions de personnes, les déplacements massifs de population, ces multitudes en mouvement chassées par la guerre, la faim, la misère, la géographie des camps de transit et de réfugiés, les sans-papiers, les sans logis, les morts sans sépulture du détroit de Gibraltar…font mentir l’idée d’un inévitable progrès porté par une économie « libre ». Le phénomène des pateras, ces bateaux de fortune sur lesquels s’entassent des jeunes Africains rend visible ce qu’une économie prédatrice voudrait garder invisible. Continuer à parler « droits de l’homme » dans une culture de la mort dévaluée d’hommes superflus et encombrants, personnes sans noms, ni sépulture dont la vie nous reste étrangère relève d’un aveuglement aux conditions de violation de ces droits. La contagion de la violence qui se répand, la dispersion sans espoir de retour, et l’exode sans fin, tracent les contours d’une nouvelle cartographie de l’humain et du « sub-humain » superflu.

 


Françoise Vergès

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