2èmes rencontres des luttes de l'immigration Marseille 2010 : synthèse de la 1ère matinée
Synthèse des travaux de la première matinée (Septêmes-les-Vallons) des 2èmes Rencontres nationales des Luttes de l’Immigration
Par Saïd Bouamama
Propos recueillis par Y.M. et A.V. pour Différences-La Revue
Vous m’avez demandé de faire une synthèse des échanges et travaux de cette première matinée. Je tiens à préciser en préambule que je ne vais pas seulement intervenir en tant que sociologue mais également en tant que militant, et si je tiens à cette double identité, c’est parce que je suis persuadé que chacun de nous, quelle que soit sa profession –quand bien même il exerce une profession à prétention scientifique – reste traversé par son ancrage social, son origine, par le sort de son milieu social d’origine.
Faire une synthèse de ce qui s’est passé ce matin n’est guère possible tant les échanges ont été riches et divers. Néanmoins, ce qui me paraît important toutefois, c’est qu’on a eu ce matin, un miroir grossissant, un bon révélateur de l’état des débats sur la question de l’immigration postcoloniale et de ses enfants français.
Par ailleurs, s’est dégagé également, de façon incontestable, la volonté clairement affichée de transformer les choses.
Cependant, en écoutant les uns et les autres, on peut relever une certaine hétérogénéité. Ainsi, des intervenants ont-ils mis en avant les valeurs de la République, alors que d’autres ont estimé que ces valeurs sont un grand mythe.
D’autres –on peut parler à leur sujet des rescapés de l’échec social – vont mettre en avant leur parcours, alors que d’autres encore vont mettre l’accent sur la grande masse de ceux qui sont laissés sur le carreau et que prouvent amplement les chiffres du taux de chômage, du taux de précarité de ceux et celles issus de l’immigration.
Enfin certains vont mettre en avant l’idée qu’il faut investir les partis ou les forces politiques existants, tandis que d’autres, partant de leur expérience vont mettre en avant les blocages rencontrés et la nécessité d’essayer autre chose, d’emprunter d’autres voies. Et là, à ce stade, le débat est important, car s’il reflète bien l’état dans lequel on est, il indique aussi qu’il nous faut impérativement préciser un certain nombre de choses.
On l’a bien vu ce matin, ces 2èmes Rencontres nationales des Luttes de l’Immigration ne sont pas celles, ne peuvent se réduire, à celles des luttes de l’immigration en général. Ce sont des Rencontres de luttes de l’immigration post-coloniale et cette dimension est revenue à plusieurs reprises. Cela veut dire qu’on repère là ce qu’il y a de spécifique dans cette immigration, - qu’avec les mots les plus simples, je dirai des « Noirs » et des « Arabes » ou bien des Arabo-berbères et des Noirs- par rapport aux immigrations antérieures.
Et tant que l’on ne prendra pas en compte cette spécificité, on aura tout naturellement tendance à considérer que cela va se passer pour eux, Arabes et Noirs, comme cela s’est passé pour les vagues d’immigration précédentes, celles des Portugais, des Italiens, des Espagnols qui ont, certes, été victimes d’une xénophobie importante – même plus forte que celle subie par les Maghrébins et les Africains noirs- il n’est à ce sujet qu’à se souvenir de la chasse aux Italiens et au pogrom d’Aigues-Mortes.
Néanmoins, et il faut insister sur ce point, il y a quelque chose de particulier lié au concept d’immigration post-coloniale : Pour l’immigration postcoloniale le stigmate ne s’arrête pas aux parents mais se transmet de manière transgénérationnelle aux enfants. C’est à dire qu’aujourd’hui, nous pouvez être de la « troisième ou de la quatrième génération » et continuer à être regardé comme si vous étiez un primo-arrivant ; d’ailleurs on continue à parler d’« intégration » des jeunes des quartiers. On voit bien par là que nous avons tout intérêt à prendre en compte cette spécificité.
Au cours des échanges de ce matin, s’est trouvée confirmée une de mes hypothèses qui est de considérer que nous avons dix ou quinze ans pour casser une machine qui s’est mise en place et qui a pour résultat de créer en France un système social à l’américaine dans lequel une partie des citoyens est assignée à une place inégalitaire en raison de sa couleur. Les Noirs américains continuent à vivre des discriminations systémiques et massives alors que l’esclavage est aboli depuis de nombreuses générations. Et lorsqu’on regarde les chiffres concernant leur situation, on s’aperçoit que l’on est, là, face à la constitution d’un véritable système de reproduction discriminatoire.
Je pense que ce système est en train de se constituer ici et que si nous ne prenons pas conscience de cela, si nous ne luttons pas contre cela, nous pourrons sans aucun doute, revenir dans cent ans et nos petits-petits-enfants seront encore regardés de façon particulière parce qu’ils auront gardé un trait religieux, un prénom qui rappelle le Maghreb ou l’Afrique noire, ou quelque chose qui les renverra à un passé en relation avec ces pays.
Ce matin également, comme à chacun des débats, a été exprimée l’idée récurrente qu’il faut arrêter de parler de jeunes « issus de l’immigration », d’employer cette expression. Or peut-on franchement croire que c’est en supprimant un mot qu’on supprime la réalité. Le jour où il y aura égalité, cette expression, disparaîtra d’elle-même. Si aujourd’hui autant de gens ressentent le besoin de dire « Je suis un jeune issu de l’immigration », c’est pour affirmer le traitement inégal qu’ils vivent. Ainsi donc, on ne pourra supprimer ce terme tant que l’égalité ne sera pas présente.
Maintenant dire « issu de … » ou se revendiquer de l’immigration post-coloniale n’est pas suffisant parce que l’immigration continue et qu’en réalité, tous ceux qui sont depuis je ne sais combien de temps, issus du Maghreb ou de l’Afrique Noire, sont tout à la fois, les enfants de la colonisation et de la mondialisation d’aujourd’hui. La question des sans papiers pose incontestablement la question de l’état du monde d’aujourd’hui comme la colonisation posait la question l’état du monde à l’époque.
De nombreuses interventions ont également fait référence à la situation locale. Je veux bien admettre qu’il se passe des choses positives ici, qu’il y ait des réussites à Septêmes ou ailleurs, mais il nous faut tout de même regarder la situation au niveau national. Sans vous assommer de chiffres, je donnerai juste quelques repères : novembre 2005, explosion de 400 quartiers populaires pendant 21 jours, un séisme en réalité. A quand faut-il remonter pour trouver un événement social d’une pareille ampleur ? Qu’importe l’analyse que l’on fait des raisons pour lesquelles les gens se sont révoltés. Le simple fait que 400 quartiers populaires brûlent pendant 21 jours aurait mérité plus de la part de tous ceux qui se situent dans la dimension du progrès, une émotion durable. Aujourd’hui, c’est une période que tout le monde semble vouloir oublier.
Et depuis, on a eu quoi :
une loi sur l’œuvre positive de la colonisation. Comment peut-elle être entendue justement par tous ceux qui sont issus de cette colonisation ?
Ont suivi les débats sur l’identité nationale, sur la déchéance de la nationalité, sans oublier la multitude des débats médiatiques et politiques sur l’islam qui portent une islamophobie en construction et même déjà présente.
Et pour terminer, l’instauration dans les quartiers populaires d’un triple processus : de paupérisation, de précarisation qui touche les personnes issues de la colonisation comme celles qui ne sont pas issues de l’immigration. S’ajoute à ces deux phénomènes quelque chose qui est spécifique à ceux issus de la colonisation, je veux parler des discriminations de grande ampleur dont ils sont victimes …et là-dessus le silence est assourdissant, y compris dans les partis politiques de gauche. Selon la dernière enquête du BIT (Bureau international du Travail), -ce n’est pas un groupe gauchiste pas plus que les résultats d’une enquête de Saïd Bouamama dont on se méfie parce qu’il est engagé -, en France, 4 employeurs sur 5 face à des postulants aux CV égaux, aux lettres de motivation égales, aux mêmes qualifications ou aux mêmes diplômes, décident d’engager le candidat du groupe majoritaire par rapport au candidat du groupe minoritaire. Et cela est une réalité qui est devenue systémique et qui devrait représenter le point numéro un des programmes électoraux, la priorité des forces politiques Et si cela était pris en compte, une partie de la désaffection dont souffre la classe politique se réduirait alors d’elle-même. La semaine dernière, au baromètre des discriminations au niveau européen, la France arrivait en tête.
Après cela, on peut mettre en avant le nombre d’élus que l’on a, la réussite professionnelle de certains diplômés, mais qu’est-ce au regard de ce phénomène qui devient systémique et qui touche l’essentiel des personnes qui sont d’origine post-coloniale.
A ce tableau, il nous faut rajouter l’attaque contre les « Chibanis » 1 - par ce qu’elle représente quelque chose de particulier – et il n’est pas seulement question ici d’un droit qu’on leur enlève ou qu’on leur dénie mais d’une attaque qui touche directement à la dignité. et ce n’est pas rien ! Voilà des gens qui ont travaillé toute leur vie. Mais parce qu’ils conçoivent la fin de leur vie dans un aller-retour entre des moments qu’ils passent au pays et des moments qu’ils passent ici, on entend les freiner dans leurs déplacements, en leur enlevant des droits. Or comment pourraient-ils choisir autrement que d’avoir une vie qui est de là-bas et d’ici puisqu’ils sont d’ici et de là-bas ? Ils sont de là-bas en termes de trajectoire avec tout ce qui les rattache et ils sont d’ici puisque leurs enfants sont d’ici. Et nous voilà face à des cadres de l’administration qui se permettent de leur dire « On va vous retirer votre logement parce que vous n’êtes pas assez présent ». Ici on ne se contente pas simplement de leur enlever des droits –c’est pourquoi l’on a également mis ces rencontres sous le signe des Chibanis- en la circonstance on touche plus qu’à un droit, à des droits qu’ils ont acquis, non pas en cadeau, mais par leurs luttes. On touche à leur légitimité, on est bien là face à la négation de ceux qui ont été exploités toute leur vie, humiliés, et que l’on continue à la fin de leur existence à atteindre dans leur dignité.
Enfin, dernier élément, puisque l’on a évoqué les réussites individuelles d’issu(e)s de l’immigration –et je me félicite de leur succès- qu’il me soit permis de mettre en garde contre le fait que pareils exemples peuvent finalement se révéler n’être que l’arbre qui cache la forêt ou plutôt si vous me permettez ce jeu de mots, « l’Arabe qui cache la forêt ».
Depuis les travaux d’un certain nombre de militants noirs américains –et le système connu sous le nom de tokenisme s’est d’abord installé aux Etats-Unis- nous savons très bien que l’on a affaire à un système souple à la marge pour mieux se refermer. Autrement dit le tokenisme n’est autre que la promotion de quelques-uns pour mieux justifier le rejet de la grande majorité. Ainsi s’il est très bien que nous ayons des élus, il ne faut cependant pas que ces quelques exemples de réussite servent à masquer le fait que pour la grande majorité des enfants, de milieu populaire en général et plus particulièrement pour ceux issus de la colonisation, nous sommes bien face à une augmentation des inégalités
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Et là-dessus, il n’y a pas de secret, au niveau national, nous sommes non pas dans une avancée mais plutôt face à une remise en cause des droits qui ont été acquis par les générations militantes antérieures. Si au niveau local, il y a une multitude de combats et même trop de combats à mener en même temps, nous n’avons pas le droit de céder à la lassitude ni à une vision uniquement pessimiste, même si, à la vérité, nous n’avons pas d’organisation ni de démarche pour en sortir.
Néanmoins, une multitude d’initiatives se développent, des combats se déroulent un peu partout, nous avons des luttes de sans-papiers, des Chibanis qui s’organisent ici et là en France et qui manifestent, mais la question qui nous est posée reste : pourquoi tout cela n’arrive-t-il pas à déboucher sur des dynamiques qui soient politiques et qui soient en mesure d’interpeller le reste de notre société pour que les politiques soient cohérents et conséquents avec ces questions-là.
Plusieurs membres du Parti communiste sont intervenus sur la question des classes sociales et effectivement l’essentiel de l’immigration fait partie du milieu populaire ; mais il faut toutefois aller plus loin. Il n’y aura pas de changement dans cette société si l’on ne prend pas en compte la partie des milieux populaires issus de l’immigration. Si l’on regarde les chiffres de l’INSEE, 30% des milieux populaires sont issus de l’immigration post-coloniale. Il ne s’agit pas de 30% de la population française mais bien de 30% des milieux populaires ; ce qui veut dire qu’il n’y aura pas de transformation massive, ni de révolution (pour ceux qui appartiennent à la gauche radicale), si cette partie des milieux populaires n’est pas prise en compte dans ses revendications, dans ses droits et dans ses intérêts. Et là, il y a encore et encore énormément de travail et de chemin à parcourir.
Lorsque le Parti communiste français a décidé que le droit de vote des femmes était important –et c’est tout à son honneur, les autres partis ne l’ont pas fait-, il n’a pas hésité à faire figurer des candidates femmes alors même qu’il n’avait pas le droit de les présenter. Bien sûr il savait que ses listes allaient être invalidées mais par cette initiative, il créait un choc social, un appel d’air en faveur de la représentation féminine. On est loin de cela aujourd’hui alors que l’on entend encore les promesses de 1981.
De la même manière, j’en appelle à toutes les forces politiques qui ont un discours sur l’égalité des droits pour qu’elles présentent des candidats titulaires de la seule carte de résidence. Vos listes seront invalidées mais vous gagnerez sans aucun doute en dignité et en unification des milieux populaires.
Dernier point que je voudrais souligner : il faut à tout prix que l’on se débarrasse de tous les mots piégés, de tous les mots que les médias mettent dans notre tête, de tous ces concepts qui nous empêchent de penser la réalité en fonction des intérêts sociaux qui sont les nôtres. Ainsi je ne sais pas ce qu’est « l’égalité des chances ». En revanche, ce que je sais, c’est que les générations antérieures de travailleurs comme les générations antérieures de militants immigrés se sont battus pour l’égalité. Je ne sais pas ce que c’est que « l’égalité des chances » car l’égalité que le mouvement social a toujours mis en avant est l’égalité de traitement. Pas plus que je ne sais ce qu’est la « mixité sociale », ni la « diversité », concept mis en avant ces derniers temps, mais qui reste contradictoire avec la dynamique de progrès social.
Pour m’expliquer, j’aurais recours à deux images:
la « diversité », c’est une photo de famille sur laquelle vous avez des hommes, des femmes ; des Arabes, des Noirs et des Blancs ; des handicapés, des pas handicapés mais on ne voit pas à quelle place, ils sont, c’est une photo.
L‘« égalité », c’est tout autre chose, c’est l’organigramme. Où sont les femmes ? où sont les hommes ? Tiens, les femmes sont plus en bas que les hommes ! Où sont les Mohamed et les Fatima et où sont les Jean-pierre et les Jocelyne ? Tiens, pas à la même place ! «L’ égalité », c’est l’exigence que chacun soit à la place qui correspond à sa profession, à ses compétences, etc. Et on voit bien qu’aujourd’hui, le mot qui est le plus employé, le plus mis en avant, même par la gauche, est celui de « diversité ». Que quelqu’un d’extrême droite emploie ce terme, je peux l’entendre, que le Parti socialiste le fasse également, d’accord mais pas nous !
Il est donc des mots auxquels il faudra impérativement tordre le cou. Tordons le cou à la « mixité sociale », à la « diversité », à l‘« égalité des chances » et parlons d‘« égalité de traitement », c’est le seul mot qui ne peut être récupéré parce que cette « égalité » n’est pas récupérable par les dominants.
1 Les vieux, les anciens
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