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Repères contre le racisme, pour la diversité et la solidarité internationale

Les miliciens de la pensée et la causalité diabolique (Seloua Luste Boulbina)

2 Novembre 2020 , Rédigé par Repères anti-racistes Publié dans #Colonisation, #Antiracisme politique, #Islamophobie

Dans un Manifeste des 100, des universitaires s’insurgent contre les « idéologies indigénistes, racialistes et décoloniales » et « l’islamo-gauchisme » (Le Monde du 31/10/2020). La causalité s’y affirme dans son caractère le plus manichéen, Il s’agit, en effet, d’étiqueter et de localiser le mal par l’identification des « méchants ». Le mal, ce sont les « autres » : les boucs-émissaires.

Quand les jugements l’emportent sur les arguments, les invectives et autres anathèmes sur les idées, l’ignorance sur la connaissance, il ne peut pas y avoir de débat intellectuel. Y compris parmi les « savants ». Max Weber avait observé, il y a cent ans, « l’arbitraire » et le « hasard sauvage » qui règnent à l’université. Il l’associe à L’Enfer de Dante : lasciate ogni speranza o voi che entrate : Vous qui entrez ici, abandonnez tout espoir. Dans cet univers de sens commun, l’habitus compte plus que la qualité intellectuelle proprement dite. C’est ainsi que, une fois de plus (ils ne sont plus 80 mais 100), d’éminents miliciens de la pensée - une cohorte de gérontes – se donne le droit de parler de ce qu’ils ne connaissent pas. C’est encore au lieu même de l’universalisme revendiqué que la clôture est, en pratique, la plus forte, la plus généralisée. C’est pourquoi il est bien question de privilège : d’un droit qui, par définition, n’est pas universel, mais particulier. A certains la liberté d’expression, à d’autres la censure. Il est à signaler que le droit est ici encore rabattu sur la politique. Quant à la politique, elle est réduite à la police.

Quand ces mandarins croient défendre l’universalisme, ils soutiennent une vision abstraite - et surtout fausse - de la société dont la population ne serait ni vieille ni jeune, ni femme ni homme, ni blanche ni noire, ni chrétienne, juive ou musulmane. Et n’aurait surtout ni expérience ni histoire. Leur universalisme ne contient pas le particulier mais l’exclut. Autant dire que l’égale liberté de tous se transforme d’un coup en pouvoir des uns sur les autres, sur celles et ceux qui ne conviennent pas aux premiers. Rentrer dans le rang, telle est la conception guerrière, militariste et policière qui est la leur. Pourquoi ne pas équiper les signataires de flashballs ou d’autres instruments permettant d’éborgner et de mutiler toutes celles et ceux qui manifesteraient, à l’intérieur et à l’extérieur de l’université, un brin de dissidence dans leur façon d’envisager les choses ? Pourquoi ne pas crucifier Eric Fassin avant qu’il ne se fasse éliminer par ses ennemis (de droite)? Ce serait certainement un geste « républicain », qui permettrait de le sauver du péril de « l’islamo-gauchisme », lui qui apparaît déjà comme un « social-traître ». En effet, il n’est ni musulman, ni arabe, ni noir, ni femme. En outre, nommer Houria Bouteldja au milieu de cette pétition, comme une sorcière malfaisante qui aurait empoisonné l’université française, c’est, d’abord comme femme, puis comme musulmane, lui attribuer plus de pouvoir qu’elle n’en a jamais eu. La caricature de mauvais goût n’est pas l’apanage de Charlie Hebdo. 

Le libéralisme, au sens philosophique, est un courant de pensée qui s’est toujours opposé à l’autoritarisme. Lorsque, en 1860, John Stuart Mill le défend, il part de la lutte entre la liberté et l’autorité et commence par observer que « le peuple qui exerce le pouvoir n’est pas toujours le même peuple que celui sur qui on l’exerce ». Lorsque, en 1835, Tocqueville revient des Etats-Unis, il analyse la tyrannie de la majorité en ces termes : « La majorité trace un cercle formidable autour de la pensée. Au-dedans de ces limites, l’écrivain est libre, mais malheur s’il ose en sortir ». Weber, Mill, Tocqueville sont-ils « gauchistes » ? Dans la France d’aujourd’hui, où l’autoritarisme prévaut, les libertés sont en péril. En matière de gouvernement, et surtout d’administration, le perfectionnement du despotisme a donné progressivement de plus en plus de poids à l’autorité jusqu’à la contestation, maintenant, des libertés académiques et du droit d’effectuer des recherches hors de toute pression politique. Porté par un nationalisme (l’idéologie dominante) selon lequel le danger vient de l’étranger : les Etats-Unis, les signataires du « manifeste des 100 » proposent de sélectionner, dans l’université, le bon grain de l’ivraie, non sur le plan professionnel, mais « idéologique ». Qui ne voit le raccourci dans le fait d’imputer à des universitaires la responsabilité de tous les attentats islamistes passés et à venir ? Ils sont présumés coupables.


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