Dans un discours très attendu, le président Emmanuel Macron a défini la stratégie du gouvernement pour lutter contre « le séparatisme islamiste ». Alors que la plupart des commentateurs et des ministres prédisaient un discours sur les séparatismes, discours qui ne viserait pas un seul « groupe », le président a, d’entrée de jeu, surpris tout le monde en faisant complètement fi de cette nuance. Habile dans la rhétorique sournoise du « en même temps », Emmanuel Macron a déroulé des mesures qui ont pu satisfaire, en apparence, des positions habituellement antagonistes ; en témoignent ses démonstrations alambiquées quand lui ont été posées les questions sur le voile ou sur la colonisation de l’Algérie. Mais en creusant, au-delà des questions polémiques, il apparait que ce discours présidentiel, d’inspiration clairement extrémiste, est en train de remettre en question les principes démocratiques et les libertés fondamentales en France. Ce n’est pas l’affaire « des musulmans », et cela ne l’a jamais vraiment été : c’est l’affaire de toute personne qui refuse que notre pays bascule dans un régime totalitaire, qui se sert de « l’islam radical » comme épouvantail pour camoufler à la fois son échec social et son racisme latent.
L’islam radical au centre du problème ?
On l’appelle aussi « islamisme » ou « islam politique ». Tout le monde en parle ; personne ne sait vraiment ce que c’est. Comme l’a rappelé le sociologue Hamza Esmili le 18 juin 2020, lors de la commission sénatoriale sur « la radicalisation islamiste », ces expressions renvoient finalement aux pratiques musulmanes qui ne conviennent pas au pouvoir ou à la culture dominante, ce qui permet de construire un ennemi intérieur sans le définir précisément (laissant flotter une ambiguïté manifeste, qui donne lieu à des incidents comme celui de la stigmatisation de la syndicaliste Maryam Pougetoux à l’Assemblée Nationale). En plus de générer la peur, comme le font certains médias de manière de plus en en plus assumée, cette absence de définition politique concrète entretient une forme de complotisme qui justifie les pires mesures liberticides et sécuritaires. Pour reprendre l’exemple de Maryam Pougetoux, il s’agissait à la fois de stigmatiser ce qu’elle avait sur la tête et de se méfier de qu’elle avait derrière la tête, lui prêtant, par son simple vêtement, un projet.
Islam radical : Notons d’abord que la radicalité, en politique ou en philosophie, n’est pas spécialement quelque chose de négatif. Il existe des mouvements politiques qui s’en réclament, par exemple justement le mouvement de la sénatrice Nathalie Delattre, présidente de la commission sur la radicalisation islamiste, et appartenant elle-même au « Mouvement Radical », et auparavant au « Parti Radical ». L’islam radical peut alors se définir comme un islam qui porte une attention aux racines : s’en réclament le mouvement salafiste, mais également certains mouvements soufis, et plus généralement, la plupart des courants islamiques appellent à ne pas rompre avec les racines, qui se matérialisent dans les sources coranique et prophétique. Sur le plan philosophique, donc, l’expression « islam radical » est à dédramatiser.
C’est son usage dans le débat public qu’il faut interroger, dans la mesure où il désignerait une forme d’orthodoxie, qui n’a, elle aussi, en réalité rien d’illégal à partir du moment où elle ne trouble pas l’ordre public. Accusée, sans preuves, de mener à l’extrémisme violent (on sait que beaucoup de terroristes étaient aux antipodes de la pratique religieuse), cette pratique de l’islam est de plus en plus criminalisée, en particulier depuis janvier 2015 (c’est dans les « signaux faibles », en majorité des signes de pratique banale de l’islam, qu’on peut lire la meilleure définition gouvernementale de l’islam radical).
Fustiger la pratique simple, « rigoureuse » ou même « rigoriste » de l’islam, ne peut donc pas passer par le droit, mais par un prétendu « combat culturel » héritier de la thèse du « choc des civilisations ». La réaction d’Anne-Christine Lang à l’Assemblée Nationale s’inscrit parfaitement dans cette logique du choc, chère au délinquant Éric Zemmour et reprise à demi-mots par le président Macron. Elle s’exprimerait comme suit : « Je sais que vous avez le droit d’être là, mais ce que vous représentez ne correspond pas à l’idée que je me fais de la société ». Au nom d’un certain « universalisme » s’impose en réalité un uniformisme identitaire.
Qui veut changer la loi ? Qui veut changer la laïcité ? Qui trahit la Constitution ?
Il faudrait donc, déduit le président avec le projet sur le séparatisme, changer la loi et renforcer la laïcité, avec le concours de l’Observatoire de la Laïcité qui vient clairement de trahir sa position de départ (qui fut de rappeler que la laïcité n’est pas « adjectivable », qu’elle n’a pas besoin d’être renforcée, qu’elle n’a pas à être molle ou forte, d’inclusion ou d’exclusion, rappelant à juste titre son texte juridique et sa vision théorique). Et pourtant, la voici mise à mal, selon le président, par la seul présence musulmane, évoquée comme une communauté à part, qui n’était pas du tout au centre du débat en 1905. L’Histoire nous enseigne que depuis la loi de séparation des Églises et de l’État, la laïcité fait l’objet de controverses et de tiraillements profonds. Malgré sa tentation manifestement antireligieuse de départ, un Aristide Briand était malgré tout parvenu à lui donner un contour juridique qui a pu protéger la liberté de conscience.
Ce projet de renforcement de la laïcité, qui aura lieu le jour de son 115ème anniversaire, agit comme un révélateur (comme le fut la loi du 15 mars 2004, votée contre la liberté de conscience) : la laïcité n’a finalement rien d’universel, et mise entre de mauvaises mains, elle devient une arme destinée à neutraliser, étape par étape, certaines expressions religieuses qui ne plaisent pas ; en l’occurrence l’expression religieuse musulmane. Nous appelons l’Observatoire de la Laïcité à garder son indépendance et à ne pas tomber dans ce piège que lui tend le gouvernement, lui-même à la chasse des voix d’extrême-droite.
La liberté de penser et d’éduquer
Beaucoup d’éléments évoqués par le président méritent un développement détaillé, et nous ne manquerons pas de le livrer dans les jours qui viennent. Mais le plus frappant dans ce discours est la manière de justifier l’action du gouvernement comme une politique de « libération de l’islam », se mêlant, de manière profondément antilaïque, de la pensée religieuse (au point de vouloir instaurer un institut d’islamologie gouvernemental). Lorsqu’on ajoute à cela l’annonce fracassante de la fin de l’instruction en famille à la rentrée 2021 (sauf pour raisons médicales), on comprend que le projet contre le « séparatisme islamiste » est en réalité un projet qui s’attaque à la liberté de penser et la liberté d’enseigner. Cela va avoir des conséquences graves, en dehors mêmes des familles de confession musulmane.
Le gouvernement sera donc devant un dilemme, qu’il a honteusement évité jusque maintenant grâce à « l’entrave systématique », en fermant des lieux pour des raisons détournées. Ne pouvant prouver le trouble à l’ordre public ou l’atteinte à la République, le gouvernement, sur base de simple soupçons, a fermé des lieux de culte, des écoles, des associations en se servant d’arguments liés à l’hygiène ou autres problèmes qui, dans d’autres cas, seraient sujets à de simples avertissements. C’est antidémocratique. De même, à supposer qu’il existerait un courant d’« islam politique », quelle est donc la nature de ce régime gouvernemental qui, ne pouvant s’attaquer démocratiquement à ce courant, en viendrait à inventer des lois pour entraver son développement ? Quel est donc ce redoutable courant politique qu’aucune force démocratique ne peut combattre ? Quoi qu’il en soit, en démocratie, une loi contre un courant politique est une loi antidémocratique ; et s’il fallait interdire les courants politiques qui ont troublé l’ordre public et violé la loi française, il ne resterait peut-être plus aucun parti en France.
Il reste cet élément central, à propos de la liberté d’éduquer. Peu importe combien d’enfants seront concernés par la nouvelle mesure contre l’instruction en famille (que Macron appelle à tort la « déscolarisation »), cette mesure est liberticide et le dilemme du gouvernement sera flagrant : soit il décide d’interdire l’instruction en famille aux seuls musulmans, démontrant au monde entier son islamophobie d’État (déjà à l’œuvre dans beaucoup de cas, voir par exemple les dossiers traités par le CCIF). Soit il décide de généraliser cette interdiction, obligeant des milliers de parents à remettre leurs enfants à l’école, à un moment où se développent pourtant, de plus en plus, des enseignements alternatifs, plus sociaux, plus pédagogiques, plus respectueux de l’enfant, et qui remettent en question les grandes prétentions universalistes et égalitaires de l’Éducation Nationale. Cette remise en question est un droit. Le ministre de l’Éducation Nationale, Jean-Michel Blanquer, est aujourd’hui indéfendable sur nombreux plans, et pas que sur ses déclarations islamophobes. S’il y a échec de la République, à ce niveau, il est grand temps de le reconnaître et d’investir dans
l’éducation, la pédagogie et le travail social.
Le vrai séparatisme
Rhétoricien habile, Emmanuel Macron est au courant des objections qui lui sont faites, et a évoqué lui-même un séparatisme qui est de plus en plus cité depuis l’introduction de ce mot dans le débat public : le séparatisme de la République elle-même :
« Nous avons nous-mêmes construit notre propre séparatisme. C’est celui de nos quartiers, c’est la ghettoïsation que notre République, avec initialement les meilleures intentions du monde, mais a laissé faire, c’est-à-dire que nous avons eu une politique, on a parfois appelé ça une politique de peuplement, mais nous avons construit une concentration de la misère et des difficultés, et nous le savons très bien. Nous avons concentré les populations souvent en fonction de leurs origines, de leurs milieux sociaux. Nous avons concentré les difficultés éducatives et économiques dans certains quartiers de la République. »
Il faut reconnaître que livrer ce diagnostic aurait pu être un début très prometteur si le remède proposé par le président n’avait pas été aux antipodes des maux évoqués. Alors qu’il reconnaît que le problème est social et éducatif, le président propose des mesures pour investir le champ sécuritaire (davantage de pouvoirs aux préfets, qui détiennent le monopole de la violence légitime) et le champ législatif (encore plus de lois, alors que les lois existantes suffisent largement pour condamner tout abus), le tout enveloppé dans un dispositif répressif. Revoici un discours guerrier, mené avec le sourire cette-fois, qui au lieu de proposer un projet de société, instaure une police de la pensée, nourrissant davantage de séparation et de discrimination.