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Repères contre le racisme, pour la diversité et la solidarité internationale

TRIBUNE. Déboulonnages : l’histoire et l’espace public en partage (Mathilde Larrère et Guillaume Mazeau)

20 Juin 2020 , Rédigé par Repères anti-racistes Publié dans #Esclavage, #Colonisation

Depuis plusieurs jours, les images de manifestants déboulonnant des statues liées à la colonisation se multiplient à travers le monde. Les historiens Mathilde Larrère et Guillaume Mazeau explorent les origines de ce geste, tant spectaculaire que récurrent, et analysent les réactions qu’il a toujours suscité.

« La République n’effacera aucune trace ni aucun nom de son histoire. Elle n’oubliera aucune de ses œuvres. Elle ne déboulonnera pas de statue » : alors qu’un puissant mouvement contre le racisme et les violences policières se lève dans le monde depuis l’assassinat de George Floyd, Emmanuel Macron choisit, droit dans ses bottes, de s’exprimer sur les statues déboulonnées. En quelques jours, les images des manifestants en colère renversant les monuments associés au racisme et à la colonisation se sont en effet diffusées dans le monde entier. Et ont provoqué des débats acharnés, au risque – ne pourrait-on parfois dire dans le but ? – de masquer les enjeux politiques profonds de ce mouvement antiraciste d’ampleur inédite.

Dans l’histoire, les gestes d’iconoclasme, consistant à porter atteinte aux signes et aux messages qu’ils véhiculent, ont souvent été perpétrés pour exprimer une colère, dénoncer les injustices, alerter ou rassembler l’opinion par une action spectaculaire. Les historiennes et les historiens les connaissent bien : de nombreux travaux, et notamment en France ceux d’Emmanuel Fureix [1], signalent leur présence dans tous les grandes moments de crise politique. Or le rôle de ces historiennes et de ces historiens n’est ni de condamner ni de saluer ces gestes, commis pour provoquer l’émotion, mais de les étudier comme des éléments du répertoire d’action des mouvements sociaux, qui se compose de gestes légaux comme illégaux, pacifiques comme violents. Leur fonction est aussi de veiller à inscrire ces gestes dans leurs temporalités les plus longues comme les plus courtes et éphémères, qui sont celles de la mise à bas, de la brisure, du détournement et/ou du graffitage.

Ces bris de statue ne témoignent en rien d’une réalité nouvelle : dans l’histoire des mouvements collectifs, ils font partie des gestes qui accompagnent ou inaugurent les soulèvements. On l’a récemment constaté : il y a bientôt dix ans, les portraits des dictateurs Moubarak ou Ben Ali furent attaqués dès les premiers jours des révolutions « arabes ». Toutes les révolutions des 18e, 19e 20e et 21e siècle ont connu des gestes similaires. Faut-il le rappeler ? Les bris, dégradations et destructions de signes ne sont pas l’apanage des mouvements de gauche. Ils font partie du répertoire d’action de tous les groupes politiques et scandent tous les moments de crise. En 1793, pendant la Révolution française, les contre-révolutionnaires arrachaient les arbres de la liberté. Au XIXe siècle, les royalistes s’attaquèrent régulièrement aux symboles républicains. Aujourd’hui, ce n’est pas fini. À Marseille, la stèle commémorant le résistant Missak Manouchian est régulièrement profanée. Ces derniers jours, le buste de la statue de Jules Durand, docker et syndicaliste victime d’une erreur judiciaire au début du XXe siècle, a été dégradé. Les rares monuments érigés en mémoire de l’abolition de l’esclavage ont également récemment été pris pour cible : en 2016, le monument de Pau représentant un esclave noir a ainsi été recouvert de peinture blanche. Constitutifs des contextes de crise et de conflictualité, ces destructions ou effacements sanctionnent aussi les moments de transition, de crise et de fins de régime. Lorsque l’émotion est passée, ils peuvent prendre la forme de véritables campagnes organisées, voire collectivement négociées.

Car depuis la Révolution française, si l’espace extérieur des villes est défini comme « public », c’est justement qu’il est mis en partage : son organisation, ses usages et son marquage symbolique résultent en théorie de décisions collectives. Alors que sous l’Ancien Régime les villes étaient constellées de marques d’appropriation nobiliaire, en 1790, une première grande campagne d’enlèvement des signes de féodalité fut organisée à l’échelle des municipalités, dans un souci de discussion et de tri raisonné. Rue par rue, dans Paris, les inspecteurs de la voirie décidèrent d’ôter ou de recouvrir tout ce qui était visible à pied depuis la rue : notre espace public est littéralement né de cette première campagne de laïcisation de la vie quotidienne, visant à limiter les marques d’appropriation dans la ville. Après 1792, une seconde phase visa à ôter les signes de royauté et, parfois, à les remplacer par une symbolique républicaine. Les révolutionnaires s’inspiraient alors des théories sensualistes des Lumières, qui faisaient dériver les connaissances des sensations. Le milieu était donc réputé influencer les opinions : les symboles nobiliaires, monarchiques et même les signes religieux durent s’effacer des rues et céder la place au nouveau paysage sensible de la République, censé émanciper les citoyens.

Ensauvager les soulèvements

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