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Repères contre le racisme, pour la diversité et la solidarité internationale

Crise de légitimité et processus de fascisation : L’accélération par la pandémie (Saïd Bouamama)

13 Mai 2020 , Rédigé par Repères anti-racistes Publié dans #Police Justice, #Politique française, #Libertés

Les images de personnels hospitaliers manifestant avec banderoles et drapeaux syndicaux dans plusieurs hôpitaux français illustrent l’ampleur de la crise de légitimité qui touche le gouvernement Macron. Ces défilés revendicatifs se déroulent au moment même où le gouvernement et ses relais médiatiques déploient un discours  appelant à célébrer et applaudir les « héros de première ligne ». Le désaveu des hospitaliers est ici à la hauteur d’une colère populaire qui gronde sans pouvoir se visibiliser du fait du confinement. Cette colère populaire est mesurée par le gouvernement qui prépare activement ses réponses [répressives d’une part et  idéologiques d’autre part] pour la juguler et la détourner. La crise de légitimité antérieure à la pandémie est accélérée par celle-ci et suscite logiquement une accélération du processus de fascisation, lui aussi déjà entamé avant la séquence du Corona. Le rappel de quelques fondamentaux permet d’éclairer la signification politique et idéologique de quelques faits et choix gouvernementaux récents ayant à première vue aucun liens : gestion autoritaire du confinement ayant déjà fait 10 victimes dans les quartiers populaires, note aux établissements scolaires appelant à « lutter contre le communautarisme » dans le cadre du déconfinement, document de prospective du ministère des affaires étrangères sur les conséquences politiques de la pandémie en Afrique, soutien d’Emmanuel Macron à Éric Zemmour, etc.

Crise de légitimité et processus de fascisation 

Le concept d’ « hégémonie culturelle » proposé par Gramsci permet d’éclairer le lien entre la « crise de légitimité » et le « processus de fascisation ». Contrairement à une idée répandue ce n’est pas la répression qui est l’assise la plus importante de la domination. Les classes dominantes préfèrent s’en passer conscientes qu’elles sont de l’incertitude de l’issue d’un affrontement ouvert avec les classes dominées. C’est,  souligne Gramsci, la dimension idéologique qui est l’assise la plus solide de la domination. Elle se déploie sous la forme de  la construction d’une « hégémonie culturelle » dont la fonction est d’amener les dominés à adopter la vision du monde des dominants et à  considérer la politique économique qui en découle au mieux comme souhaitable et au pire comme la seule possible. « La classe bourgeoise se conçoit comme un organisme en perpétuel mouvement, capable d’absorber la société entière, l’assimilant ainsi à sa propre dimension culturelle et économique. Toute la fonction de l’État a été transformée ; il est devenu un éducateur[i] » explique Gramsci. C’est cette hégémonie culturelle qui est donneuse de légitimité, les élections en constituant une mesure. A l’inverse l’affaiblissement de l’hégémonie signifie une crise de légitimité que l’auteur appelle « esprit de scission » : « Que peut opposer une classe innovatrice, demande Gramsci, au formidable ensemble de tranchées et de fortifications de la classe dominante ? L’esprit de scission, c’est-à-dire l’acquisition progressive de la conscience de sa propre personnalité historique ; esprit de scission qui doit tendre à l’élargissement de la classe protagoniste aux classes qui sont ses alliées potentielles[ii]. »

 

L’ampleur de la régression sociale produite par la séquence néolibérale du capitalisme depuis la décennie 80 sape progressivement les conditions de la légitimation de l’ordre dominant. Cette séquence est par son culte de l’individu, des « gagnants et des « premiers de cordée », son retrait de l’Etat des fonctions de régulation et de redistribution, sa destruction des protections sociales minimums, etc., productrice d’un déclassement social généralisé reflétant une redistribution massive des richesses vers le haut. La crise de légitimité n’a cessé de se déployer depuis sous les formes successives et dispersées de grands mouvements syndicaux (1995, réforme des retraites, etc.), de la révolte des quartiers populaires en novembre 2005, du mouvement des Gilets Jaunes, etc. La progression de l’abstention et son installation durable constitue un des thermomètres de cette illégitimité grandissante.  L’élection d’Emmanuel Macron avec seulement 18,19% des inscrits [qui représente les électeurs ayant émis un vote d’adhésion] au premier tour souligne l’ampleur de celle-ci.

Au fur et à mesure que se développe l’illégitimité croissent les « débats écran » d’une part et l’usage de la répression policière d’autre part. Les multiples « débats » propulsés politiquement et médiatiquement par en haut sur le communautarisme, le voile, la sécession des quartiers populaires, etc., illustrent le premier aspect. Les violences policières [jusque-là essentiellement réservées aux quartiers populaires]  à l’encontre des Gilets Jaunes et des opposants à la réforme des retraites concrétisent le second. C’est ce que nous nommons « processus de fascisation » du fait de ses dimensions idéologiques [construction d’un bouc émissaire dérivatif des colères sociales], juridiques [entrée dans le droit commun de mesures jusque-là limitée aux situations d’exception] et politique [doctrine de maintien de l’ordre].

Il convient de préciser le concept de fascisation » pour éviter les compréhensions possiblement « complotistes » et « réductionnistes » de l’expression. La fascisation n’est pas le fascisme qui est un régime de dictature ouverte se donnant pour objectif la destruction violente et totale des opposants. Le processus de fascisation n’est pas non plus une intentionnalité de la classe dominante ou un « complot » de celle-ci. Il est le résultat  de l’accumulation de réponses autoritaires successives pour gérer les contestations sociales dans un contexte de crise de légitimité. La carence de légitimité contraint la classe dominante et ses représentants à une gestion à court terme de la conflictualité sociale, crise par crise, mouvement social par mouvement social [par les trois vecteurs soulignés ci-dessus : idéologique, juridique et répressif]. S’installe alors progressivement et tendanciellement un modèle autoritaire reflétant la crise de l’hégémonie culturelle de la classe dominante. Terminons ces précisions en  soulignant que la fascisation ne mène pas systématiquement au fascisme, qu’elle n’en constitue pas fatalement l’antichambre. Le processus de fascisation exprime les séquences historiques particulières où les dominés ne croient plus aux discours idéologiques dominants sans pour autant encore constituer un « nous » susceptible d’imposer une alternative. L’issue de telles séquences est fonction du rapport de forces et de la capacité à produire ce « nous ».

C’est dans ce contexte que survient la pandémie qui comme toute perturbation durable du fonctionnement social et économique fait fonction de révélateur de dimensions que l’idéologie dominante parvenait encore à masquer : les pénuries de masques, de personnels de santé et de matériels médicaux visibilisent les conséquences de la destruction des services publics ;  la faim qui apparaît dans certains quartiers populaires fait fonction de miroir grossissant de la paupérisation et de la précarisation massive qui avaient déjà suscités la révolte des quartiers populaires de novembre 2005 et le mouvement des Gilets Jaunes ; la gestion autoritaire du confinement et sa politique de l’amende révèlent au grand jour le modèle de citoyenneté infantilisante et méfiante qui s’est installé du fait de la crise de légitimité ; le maintien de l’activité dans des secteurs non vitaux en dépit du manque de moyens de protection démasquent l’ancrage de classe des choix gouvernementaux ; les aides et allégements de charges aux entreprises, l’absence de mesures sociales d’accompagnement des baisses de revenus brusques liées au confinement [annulation des loyers et des charges par exemple], l’annonce de mesures de restriction « temporaires » de conquis sociaux [durée du travail, congés, etc.] pour faire face aux conséquences économiques de la pandémie, les conditions du déconfinement scolaire, etc., finissent de déchirer le mythe du discours sur l’unité nationale face à la crise. La crise de légitimité déjà bien avancée avant la pandémie sort de celle-ci considérablement renforcée. Le déconfinement survient dans ce contexte de colère sociale massive, d’écœurement des personnels de santé, de quartiers populaires au bord de l’explosion, etc.

 

La préparation policière, juridique et idéologique de l’après-pandémie 

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