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Repères contre le racisme, pour la diversité et la solidarité internationale

Réponse fanonienne au manifeste des psychanalystes s’insurgeant contre « l’assaut des identitaristes dans le champ du savoir et du social »

15 Janvier 2020 , Rédigé par Repères anti-racistes Publié dans #Colonisation, #Antiracisme politique

Le 25 septembre 2019, 80 psychologues et psychanalystes faisaient paraître un texte dans Le Monde attaquant la pensée décoloniale. Dans un premier temps, le bureau de la Fondation Frantz Fanon y a répondu en anglais (voir texte intégral plus bas), puis a fait traduire cette réponse en français, dans une version raccourcie que voici.

Cela fait plus de six décennies que Frantz Fanon, tout à la fois psychiatre, philosophe, théoricien des faits de société et révolutionnaire, a cherché à explorer l’expérience vécue des noirs dans le cadre colonial de sa Martinique natale et dans la France hexagonale. Dans son livre Peau noire masques blancs, il a tracé son propre chemin post-méthodologique : «Freud, par la psychanalyse, demanda qu’on tînt compte du facteur individuel. À une thèse phylogénétique, il substituait la perspective ontogénétique. On verra que l’aliénation du Noir n’est pas une question individuelle. À côté de la phylogénie et de l’ontogénie, il y a la sociogénie» (Peau noire, 66). La sociogénie identifie les moyens par lesquels les individus et les groupes reproduisent et valident les hiérarchies dominantes et les relations de pouvoir dans la société. Cela contribue également au besoin de trouver des moyens pour que les individus parviennent à se transformer et à changer substantiellement la société. La sociogénie cherche des opportunités, des possibilités, des interruptions et des écarts permettant des subversions qui peuvent générer de nouvelles subjectivités, significations et réalités sociales. Fanon était guidé non seulement par son désir de mieux connaître la société et l’individu, mais aussi par ce qu’il appelait l’amour, anticipant des formulations plus récentes telles que «l’amour décolonial» de Chela Sandoval ou «l’amour révolutionnaire» de Houria Bouteldja. 

Ces approches sont totalement ignorées par les 80 psychanalystes, qui ont publié un «Manifeste» contre ce qu’ils considèrent, de façon dramatique, comme «l’assaut» de groupes identitaires dans les domaines sociaux et culturels. Ces psychanalystes citent Fanon mais défendent des positions que ce dernier aurait considérées non seulement néfastes, mais aussi, selon ses propres termes, « imbéciles ». Fanon a introduit la notion d’imbéciles dans les raisons qu’il donne à l’écriture de Peau noire, masques blancs :

« Pourquoi écrire cet ouvrage? Personne ne m’en a prié. Surtout pas ceux à qui il s’adresse. Alors? Alors, calmement, je réponds qu’il y a trop d’imbéciles sur cette terre. Et, puisque je le dis, il s’agit de le prouver. Vers un nouvel humanisme … La compréhension des hommes… Nos frères de couleur (…) De partout m’assaillent et tentent de s’imposer à moi des dizaines et des centaines de pages. Pourtant, une seule ligne suffirait. Une seule réponse à fournir et le problème noir se dépouille de son sérieux. » (Peau noire 63-4). 

Aujourd’hui, ces 80 psychanalystes semblent vouloir ajouter encore de nouvelles phrases à cette liste : «La constitution psychique pour Freud n’est en aucun cas un particularisme ou un communautarisme…. La psychanalyse s’oppose aux idéologies qui homogénéisent et massifient. La psychanalyse est un universalisme, un humanisme. Elle ne saurait supporter d’enrichir tout ‘narcissisme des petites différences.’ Au contraire, elle vise une parole vraie au profit de la singularité du sujet et de son émancipation». Il est difficile de comprendre comment les auteurs de ce «Manifeste» osent citer Fanon alors qu’ils ont une vision si anti et pré-fanonienne de l’étude sociale et de la libération.

On peut trouver une autre imbécillité dans le «Manifeste» ; ces psychanalystes affirment que la pensée décoloniale est fondée sur le multiculturalisme américain; les signataires auraient dû étudier les nombreuses interventions décoloniales à propos du colonialisme français en Algérie et dans d’autres anciennes colonies françaises. Aujourd’hui, les blessures des luttes d’indépendance et de la décolonisation s’ouvrent à nouveau quand les descendants des sujets coloniaux de la République se lèvent au sein de la Métropole comme autant de dirigeants et de juges. Nul doute que lorsque des Noirs ou des Algériens font cela, la situation s’aggrave pour les «natifs». Fanon nous a avertis que la noirceur est conçue comme une antinomie à la raison, et qu’«en face de l’intellectuel algérien, les raisonnements racistes surgissent avec une particulière aisance» (L’an V, 278). Quoi qu’ils disent est immédiatement dénoncé, en termes vulgaires, comme étant du «communautarisme», ce qui permet aussi bien la délégitimation que les accusations. Le terme «communautarisme» est devenu, depuis longtemps, une expression tout à la fois commode, simpliste et vulgaire – bien qu’avec des prétentions intellectuelles – permettant d’écarter et de condamner la voix des intellectuels issus de communautés racialisées/racisées qui s’engagent dans des analyses sociogéniques ou des formes apparentées. Dans ce scénario, les invitations à se joindre à des coalitions et à des luttes pour la décolonisation ont tendance à être facilement déformées et mal traduites/perçues, car en remettant en question les alliances qui reproduisent la colonialité et en questionnant les mythes et les discours nationaux qui maintiennent une signification erronée et problématique de l’innocence blanche (Bouteldja, Les blancs ; Wekker, White Innocence), elles appellent à la formation de nouvelles subjectivités. L’accusation de «communautarisme» est souvent un écran de fumée et un bouclier pour éviter une confrontation sérieuse avec ces défis et bien d’autres.

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