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Repères contre le racisme, pour la diversité et la solidarité internationale

Que le Figaro Magazine reconnaisse ses mensonges sur Saint-Denis (pétition)

29 Mai 2016 , Rédigé par Repères anti-racistes Publié dans #Islamophobie, #Informations militantes

Nous demandons à la direction du Figaro Magazine de:

- s'excuser pour l'article du 20 mai 2016 stigmatisant Saint-Denis, ses habitant-es, notamment les musulman-es ;

- corriger les erreurs, manipulations et mensonges qui émaillent ce texte ;

- publier dans un prochain numéro les textes de référence de la déontologie du journalisme, dont de nombreux points ont été transgressés par la direction du journal quand elle a commandé, publié et défendu ce texte.

Nous publions en complément de cette pétition l'analyse rédigée par des habitant-es de Saint-Denis, qui prouve que l'article ne répond pas aux règles du journalisme, est dictée par une idéologie d'ignorance et de haine envers les musulman-es et vise par ailleurs à invisibiliser la réalité sociale de Saint-Denis et les luttes qui y sont menées. Nous renvoyons par ailleurs aux nombreuses réactions et contre-enquêtes déjà menées. Il s'agit pour nous de lutter à la fois contre la stigmatisation des quartiers populaires, celle des musulman-es, contre l'invisibilisation de nos luttes, et contre le dévoiement du journalisme.

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Le vendredi 20 mai, le Figaro-Magazine consacre sa Une à « Molenbeek-Sur-Seine. À Saint-Denis. L'islamisme au quotidien ». La couverture montre deux jeunes femmes voilées, au visage flouté, devant la Basilique. Le dossier ainsi annoncé s'intitule « Saint Denis – L'islamisation est en marche ».

Le jour même, une tribune signée de plusieurs habitant-es de cette ville, condamne la Une et le titre comme stigmatisant la ville. Le maire Didier Paillard et le Parti Socialiste de Gauche local publient des communiqués de presse s'indignant du dossier. Les critiques ont été si vives que la journaliste responsable du dossier, Nadjet Cherigui, se justifiera dans une vidéo en circulation dès le vendredi après-midi. Elle y invite « ceux qui s'énervent sur les réseaux à lire de A à Z cette enquête ». C'est ce que nous avons fait.

Nous avons d'abord analysé le texte au regard des règles de base du journalisme dont Nadjet Chérigui se réclame et sommes en mesure de prouver qu'elle n'a pas respecté ces règles. Nous avons ensuite déconstruit le processus de stigmatisation à l’œuvre dans ce travail, stigmatisation qui ne peut se parer de l'alibi du journalisme.

1 - Le Figaro Magazine a-t-il respecté les règles du journalisme ?

 Nadjet Chérigui appelle son travail une « enquête ». C'est aussi le terme qu'utilise le directeur adjoint du Figaro Magazine pour défendre sur les résaux sociaux sa collaboratrice .


Or, ni la Une, ni le sommaire, ni le « making of » du dossier (page 9), ni son chapeau ne présente l'article comme une « enquête ». En matière de méthode, le « making of » indique que la journaliste « s'est plongée dans le quotidien de cette municipalité » et qu'elle en « rapporte un récit édifiant du quotidien de cette ville ». Le chapeau, lui, indique : « Nous sommes allés à la rencontre des habitants de certains quartiers ». Partir à la rencontre des habitant-es et en tirer un récit édifiant du quotidien suffit-il à faire une enquête ? Cet exercice journalistique suppose de recouper des informations, pas de juxtaposer des témoignages individuels sans les confronter à une expertise générale.

L'article est constitué d'une succession de témoignages, au point d'en ressembler à un immense micro-trottoir. Les seuls points de vue généraux, présentant un point de vue global sur la situation à Saint-Denis sont :


- celui du maire, selon qui les signalements de personnes à la préfecture ne suscitent aucune réponse de cette administration, qu'il est impuissant et ne sais même pas combien de personnes fichées S vivent dans sa ville. Un constat d'ignorance, donc.

- celui du préfet du département, qui indique que plusieurs animateurs ou salariés sont surveillés, mais qu'il ne communiquera pas de données précises sur la ville au nom du secret de la surveillance, qui regrette que les responsables des lieux de prières ne collaborent pas suffisamment.

- celui du député PS Malek Boutih, auteur d'un rapport parlementaire remis au premier ministre l'été dernier et intitulé « Génération radicale ». L'élu ne fournit aucune information précise sur la situation à Saint-Denis. Il indique : « Les barbus sont eux-mêmes débordés par les jeunes qu'ils ont recrutés. Ceux-ci ne portent pas forcément la barbe, mais sont autrement plus radicaux et violents ». Aucune source ne vient appuyer ces déclarations. On appréciera la rigueur du travail du député à sa juste mesure quand on saura qu'il a constitué son expertise en auditionnant ... Frigide Barjot ou l'ex-barbouzard plus que fantaisiste Jean-Paul Ney. Au sujet de ce dernier, suite à la polémique alors suscitée, Malek Boutih avait indiqué avoir été sollicité par J-P Ney, et non l'inverse, et ne pas connaître le personnage : un gage de sérieux de son travail ? Le député a par ailleurs utilisé son rapport pour assurer la promotion de son employeur, Skyrock. Voilà donc la source sur laquelle s'appuie Nadjet Chérigui pour constituer une expertise globale sur la situation de Saint-Denis.


Pour résumer, aucune des personnes interrogées ne donne d'indication précise sur Saint-Denis : le maire car il ne peut pas, le préfet car il ne veut pas, le député car il ne travaille pas sérieusement et se contente de généralités peu utiles sur les « barbus » et les « jeunes ». Nadjet Chérigui ne dispose donc d'aucune expertise fiable et globale pour asseoir sa description de Saint-Denis. Il ne lui reste que la juxtaposition de témoignages individuels pour obtenir des informations. Cela suffit-il à faire une enquête ?

Pour que le travail ait en tout cas un intérêt quelconque, il faut qu'un certain nombre de conditions soient remplies :


- Chaque témoignage doit être situé en rappelant rapidement le parcours de la personne, ce que fait globalement Nadjet Chérigui.

- Les témoignages doivent être variés et montrer des points de vue contradictoires. Or, le récit de deux habitant-es de Saint-Denis, interrogé-es par la journaliste, montre que ses questions étaient orientées pour soutenir la thèse de l'islamisation inquiétante de la ville. De fait, elle ne fournit pas de témoignages présentant la diversité des situations dans la ville.

- Les informations fournies par les personnes doivent être vérifiées et recoupées. Or, cette condition n'est pas remplie. On en donne ici trois exemples :

 
a/ le témoignage d'Abdallah (page 62) à propos des intégristes : « Leur stratégie consiste à occuper l'espace. S'ils croisent des femmes non voilées ou non musulmanes dans la rue, ils bloquent les trottoirs pour les empêcher de passer, les obliger à se détourner, les terroriser en les dévisageant ». S'il s'agit d'une pratique aussi courante que l'indique ce jeune homme, comment se fait-il qu'elle ne soit pas confirmée par le témoignage d'une personne concernée, notamment une femme victime de cette pratique ? Que conclure du fait qu'en un mois et demi de « plongée » dans le quotidien de la ville, Nadjet Chérigui n'ait pas été capable de trouver une femme victime de cet harcèlement de rue ?


b/ Hassan, « brillant lycéen en terminale S », « se souvient, nous dit la journaliste page 64, des propos haineux après le massacre perpétré par les frères Kouachi. » Selon lui, « Beaucoup se sont réjouis, évoquant l'argument du blasphème. Aucun ne voulait entendre parler de liberté d'expression. Les attentats suivants ont tout changé. Ça a été un choc pour toute la communauté nationale ». Qui s'est réjoui après les attentats de Charlie et a refusé d'entendre parler de liberté d'expression ? Les lycéens musulmans ? Mais les témoignages diffusés après les attentats, et les positions des syndicats enseignants contredisent cette analyse [source ?]. Tous les musulman-es fréquentant la mosquée Tawhid ? Uniquement les salafistes ? Mais comment le lycéen, aussi brillant soit-il, peut le savoir ?


c/ Le témoignage du père Jean Courtaudière soutient qu'à Saint-Denis, il n'y a pas d'islamophobie et que les gens savent vivre ensemble. Mais, selon lui, « les non-musulmans sont bien plus excédés par la disparition des charcutiers et des bouchers traditionnels que par la multiplication des voiles ». D'où le père sait-il ce qui excède les non-musulmans de Saint-Denis, information que seul un sondage ou une étude sociologique pourrait donner ?Le prêtre continue : « Aujourd'hui à Saint-Denis, je ne peux plus, hélas, me fournir en viande non halal que chez Carrefour ou les jours de marché ». La journaliste aurait pu vérifier ce témoignage et constater qu'à moins de 10 minutes de la basilique se trouvent deux boucheries-charcuteries « traditionnelles » ouvertes, plusieurs autres supermarchés que le carrefour, où on peut trouver toute la viande non halal que l'on veut. Que le prêtre ne sache pas où ces magasins se trouvent n'autorise pas la journaliste à véhiculer une contre-vérité sans la vérifier, et sa légèreté confine ici à la faute professionnelle. Il est clair qu'une telle bévue rompt le pacte de confiance entre une journaliste et son lectorat, et autorise à douter de la fiabilité de chaque témoignage qu'elle rapporte.
 

Témoignages biaisés et sélectionnés pour correspondre à une thèse prédéfinie, et non à la réalité et à la diversité de Saint-Denis, manque de rigueur professionnelle dans la vérification des dires : il ne s'agit ni d'une enquête, ni d'un travail journalistique et la rédaction du Figaro ne peut se prévaloir du journalisme pour défendre un contenu ouvertement stigmatisant.


2 - Le Figaro Magazine a-t-il raison quand il affirme ne pas vouloir stigmatiser ?

 Pour défendre cet article contre les critiques, Jean-Christophe Buisson et Nadjet Chérigui affirment, par twitter ou dans la vidéo, qu'ils ont voulu donner la parole à des musulmans « inquiets » de « l'islamisation qui gangrène leur ville ». Le journal ferait donc la différence entre l'ensemble des fidèles et les « salafistes ». Or, notre analyse montre que le Figaro Magazine stigmatise Saint-Denis, l'ensemble des musulman-es et leur religion.

 La confusion, l'insinuation et l'amalgame comme méthode de travail

 Le titre, « Molenbeek-sur-Seine », est stigmatisant pour cette ville, pour Saint-Denis et pour tous les quartiers populaires où vivent des musulman-es. Nadjet Chérigui, dans sa vidéo de justification, affirme que cette expression est « revenue dans la bouche de nombreux musulmans pratiquants » qu'elle a rencontrés, et qui, selon elle, l'alertaient en lui disant : « si ça continue, on va devenir Molenbeek-sur-Seine ». Mais si tel était le cas, il aurait fallu mettre des guillemets sur la couverture pour indiquer qu'il s'agit de propos rapportés. Leur absence prouve que ce qualificatif est assumé par la rédaction.

Ce n'est pas la lutte contre le terrorisme ou le bien-être des habitant-es de la ville qui intéressent en priorité la journaliste, mais bien la défense d'une certaine tradition française. A cet effet, la photo de couverture joue sur un contraste entre un monument chrétien (la Basilique en arrière-plan) et deux jeunes femmes portant le voile (en premier plan). Les photos de la page 62 procurent le même effet lorsqu'on les rapporte au reste des photos de l'article. Celui-ci est donc encadré par des visuels qui rappellent que Saint-Denis est le « berceau de l'histoire de France » (page 62). Le texte commence d'ailleurs ainsi : « Nous sommes à moins de 200 mètres de la nécropole royale de Saint-Denis, aux portes de Paris et à quelques stations de métro de l'avenue des Champs-Élysées et de l'Arc de triomphe » (page 58). Le message est clair : l'histoire de France, ses valeurs traditionnelles et sa gloire passée sont menacées par l'islamisation de la ville.

L'iconographie véhicule sans cesse l'amalgame entre le port de voiles, l'islamisation, le salafisme, le terrorisme. La photo de la page 58 montrant des fidèles priant dans la rue, devant la mosquée Tawhid, surplombe l'intertitre écrit en gros et en gras : « 800 individus fichés sur tout le département ». La double page (56 et 57) contenant quatre photos est titrée « Dans les rues de la ville, les salafistes imposent peu à peu leur loi ». Or, seules deux photos sur quatre sont réellement prises dans la rue : la première est la photographie prise sur le marché d'une femme portant (selon la légende) « le voile intégral » ; la seconde est la photographie d'une femme et quatre enfants se tenant la main près de la mosquée. Les deux autres photos en intérieur montrent un magasin spécialisé « pour les besoins de la clientèle voilée » et l'intérieur d'une mosquée.

 L'amalgame se prolonge quand l'article évoque l'insécurité et les trafics (photo de la page 60 et interview de Hassan, dont les propos ne sont ni vérifiés, ni recoupés, page 64). Quel lien entre islam, insécurité et trafic ? La journaliste ne le précisera pas, se contentant de suggérer l'équation.

 En lieu et place d'une analyse des dérives radicales et des menaces terroristes, Nadjet Chérigui nous parlera donc de nourriture et de vêtements, sans expliquer en quoi le port du voile dans les rues de Saint-Denis ou la présence de boucheries halal seraient un problème en rapport avec le terrorisme. Les mots de l'article, « intégristes », « fichés S », « salafistes », « radicaux », sont utilisés comme des synonymes. Il s'agit bien d'un amalgame qui insinue l'équation islam = terrorisme.

 
Des silences révélateurs

 « Moi je n'ai rien fait d'autre que passer du temps sur place, plus d'un mois et demi, donner la parole, à des musulmans entre autres, qui m'ont raconté leur quotidien, leurs inquiétudes mais aussi leur attachement à cette ville où il fait... où il fait encore bon vivre ensemble ».

 Les propos de la journaliste, dans sa défense face aux critiques émises contre son « enquête » prouve encore une fois qu'un tri a été opéré dans les déclarations des personnes qu'elle a pu interviewer, pour ne retenir que les messages en concordance avec la ligne journalistique de l'article : montrer que Saint-Denis est un terreau du terrorisme.

 En effet, si les inquiétudes sont partout retranscrites, à aucun moment il est question d'une « ville où il fait encore bon vivre ensemble ». Pourtant, après UN LONG mois et demi passé sur place à donner la parole aux habitant-es (entre autres aux musulman-es), la journaliste passerait-elle sous silence les nombreuses fêtes, initiatives et autres mobilisations citoyennes et associatives qui rythment la vie de la ville ? Pourquoi laisse-t-elle penser que Saint-Denis (comme Molenbeek au passage) est une ville dangereuse où règne la violence et le désordre si ce n'est pour justement stigmatiser encore une fois une ville de banlieue populaire ? Là-dessus, cette « enquête » rejoint la montagne d'articles et de reportages qui ne s'intéressent aux banlieues populaires que lorsqu'il est question de violences, de trafics et de terrorisme.

Pourtant, rappelons que la place de la Basilique rassemble, à elle seule, de nombreux événements culturels, artistiques et politiques, qu'elle n'est pas seulement ce visage de la grande Histoire de France, celle avec un grand H qui plaît tant à nos élites, aux détenteurs de savoirs qu'ils aiment appeler « légitimes ». Rappelons ainsi que tous les ans, au cours du mois du Juin, la Basilique abrite un festival de concerts philharmoniques et de musiques du monde. L'intérieur de la Basilique est alors investie par les spectateur-trices venu(e)s en nombre tandis que sur la place, de nombreux transats sont mis à disposition pour assister gratuitement aux concerts retransmis sur grand écran. Parlons aussi de l'annuelle Fête de l'insurrection gitane qui, à la fois, célèbre la révolte des familles tziganes du camp Auschwitz II Birkenau le 16 mai 1944, et sensibilise à la situation actuelle des communautés roms, manouches et tziganes qui, face aux discriminations dont elles sont les sujets permanents, pourraient encore avoir de bonnes raisons de se révolter. Cette fête fait la part belle au spectacle vivant et aux initiatives d'associations locales1.


La place de la Basilique est donc un haut lieu d'effervescence culturelle, artistique et politique. A cet effet, depuis quelques semaines tous les mercredis, à partir de 18 heures, la place est alors investie par ses habitant-es dans le cadre des « banlieues debout ». Au cours de celles-ci, la journaliste aurait pu apprendre que le « voile » dans l'espace public et à l'université, ou encore la difficulté de se procurer de la viande non-hallal ne sont pas les sujets qui préoccupent en premier lieu les Dionysiens, musulman-es ou non. Comment a-t-elle pu manquer ces rendez-vous si elle a effectivement passé au moins six semaines en immersion dans notre ville ? Et si elle ne les a pas manqué, pourquoi n'en rend-elle pas compte ?

 
En effet, si le rassemblement se donne pour cible prioritaire le retrait de la Loi Travail, des problèmes plus spécifiques aux banlieues populaires sont largement discutés. La journaliste aurait appris par exemple :


- que l'état d'urgence, décrété après les attentats du 13 novembre 2015, est le lot des banlieues populaires depuis les révoltes sociales de 2005 (à ce titre, elle aurait pu discuter avec les membres du collectif « Urgence, notre police assassine » qui se serait certainement fait un plaisir de lui parler des contrôles au faciès et des violences policières) ;

 
- qu'en matière d'éducation nationale, Saint-Denis (et plus largement le département) souffre d'une véritable ségrégation territoriale. Professeur-es non remplacé-es, recours abusif et banalisé aux contractuel-les et aux stagiaires, infrastructures et locaux vétustes, enfants laissés pour compte, etc., tout cela alerte du total désengagement de l'État à l'égard d'une ville qui compte aujourd'hui 109 établissements scolaires (écoles publiques, privées, collèges et lycées)2. Sur ce sujet, le Ministère des Bonnets d'Âne (collectif de parents d'élèves) se serait à coup sûr montré disponible pour discuter plus en détail de cette situation préoccupante. Et la journaliste aurait pu se rendre compte que cette ségrégation territoriale concerne aussi la santé, les services publics comme la poste ou les transports, qui sont des sujets de lutte quotidiens des associations locales ;

 
- que depuis plusieurs mois, les habitant-es de plusieurs immeubles de Saint-Denis sont à la rue et que l'une des seules réponses de l'État devant ce constat alarmant et accablant a été d'envoyer plus d'une dizaine de cars de CRS pour débloquer la Basilique3 occupée par plusieurs collectifs contre le mal-logement et les sinistré-es de l'immeuble du 48 rue de la République toujours sans solution de relogement4.

 

La journaliste a donc une drôle d'interprétation du terme de « zones de non-droit » qui introduit « l'enquête » pour qualifier « certains quartiers […] où communautarisme et islamisme creusent leurs sillons » (page 55). Or, on le rappelle, la quasi-totalité de l'enquête se situe dans le centre-ville de Saint-Denis : la Basilique (photo de couverture), la rue Auguste Delaune (photo, p. 55), le marché (photo du haut, p. 56), le magasin de vêtements traditionnels et religieux (photo du haut, p. 57), la mosquée Tawhid (photos du bas p. 56 et 57, photo p. 58 et photos p. 64), la rue de la République (photo, p. 60) illustrent toutes des lieux situés dans le centre-ville. Le centre-ville serait-il alors une zone de non-droit où l'islamisme et les trafics règnent ? La réponse est NON.

Néanmoins, une chose est sûre : il est plus légitime d'appliquer cette expression pour qualifier le désengagement de l'État dans des villes de banlieues populaires comme Saint-Denis où le droit commun (éducation, logement, santé …) est loin d'être appliqué. Celui-ci s'est en effet effacé au profit d'un état d'exception où les services publics perdent en qualité et disparaissent progressivement, contrairement aux effectifs de la police municipale qui, le rappelle la journaliste, ont doublé ces dernières années (c'est d'ailleurs la seule information – non chiffrée – qu'elle nous livre pour appuyer l'existence d'un « sentiment d'insécurité PERMANENT » évoqué par LES habitant-es).

 
Enfin, si nous pouvons nous questionner sur le bien-fondé de ce « sentiment d'insécurité », il aurait été plus intéressant d'interroger les habitant-es sur leur état d'esprit à la suite des attentats au Stade de France et de l'assaut du Raid, sur leurs pratiques quotidiennes de la ville et sur leurs rapports entre eux. « L'enquête » menée par la journaliste ne nous apprend rien sur les victimes musulmanes des actes de terrorisme ni sur le quotidien des dionysien-nes, ni – si sa volonté était de s'y intéresser – sur les pratiques quotidiennes d'une religion largement honnie par la classe politique et les médias sur un territoire qui, lui-même, est discriminé.

Conclusion

 
Cela n'est plus une surprise : quand les masses se politisent, s'inquiètent de la disparition progressive des services publics, s'indignent des injustices sociales, s'organisent pour lutter contre la précarité et revendiquent davantage de démocratie, l'ordre politico-médiatique s'emploie fermement à détourner les consciences vers d'autres sujets plus prompts à la division et au repli sur soi qu'au rassemblement et à l'émancipation collective. Ainsi, par exemple, plutôt que de se braquer sur l'immunité dont jouissent nos grands patrons devant les crimes sociaux et environnementaux qu'ils commettent avec cette si bien connue arrogance qui caractérise leur verve, les projecteurs se tournent (et cela relève presque du réflexe) vers ces « véritables préoccupations » qui tourmentent les « Français », à savoir : l'insécurité, la délinquance, l'Islam (et ses nombreuses déclinaisons), l'immigration, etc. tous ces maux qui empoisonnent notre société, plombent notre moral et gangrènent plus spécifiquement nos banlieues, ces territoires reculés où l'État de droit s'efface devant la rue et ses lois. Bien entendu, pour que ces peurs soient bien installées dans notre imaginaire et soient communément partagées, il est nécessaire de les mettre en parallèle avec un idéal rassembleur, une sorte de paradis perdu (ou en voie de l'être) qui mêlerait mélancolie et fierté patriotique. En complément du portrait décrépit d'une France qui a mal, il est bon ton de se raccrocher à celui idyllique d'un pays avec ses clochers et ses monuments, ses tableaux noirs et ses écoles d'excellence, son savoir-faire artisanal et son génie industriel, ses gauloiseries et son raffinement, la France des petites gens et des grands Hommes. « L'enquête » publiée dans le Figaro Magazine cette semaine s'inscrit clairement dans cette veine : ce n'est pas du journalisme mais de la propagande néo-réactionnaire contre les banlieues populaires comme Saint-Denis, leurs habitant-es et les musulman-es dans leur ensemble ; un pot-pourri journalistique, un agglomérat d'idées préconçues mises en image de façon grossière. L'enjeu ici est clair : doper les ventes en baisse5 du magazine en alimentant les fantasmes et les peurs par des affirmations « chocs » et des images qui privilégient l'affect à l'esprit critique. La technique n'est malheureusement pas nouvelle et tend à se banaliser dans les débats publics et l'espace médiatique. Les discours de haine, racistes et islamophobes ont désormais leurs porte-paroles : « intellectuel-les », politicien-nes, journalistes et éditocrates ; les Ciotti, Ménard, Finkielkraut, Bastié, Badinter, Fourest et consorts sont une preuve que les racismes et leurs argumentaires se nichent au plus profond de notre système politique et médiatique. Cette haine n'est pas l'expression d'individus malintentionnés mais fait partie intégrante d'un système. De ce fait, le devoir est à la lutte, non pas seulement morale mais belle et bien politique.

1 On aurait pu parler aussi de la Fête des tulipes au parc de la Légion d'honneur qui, tous les ans, permet de voir Saint-Denis dans sa grande diversité ; ou encore, pour revenir au centre-ville, du cinéma d'art et d'essai L'Écran qui souffre de la baisse de ses subventions et qui pour autant propose une programmation riche et éclectique.
2 Pour une vision départementale, la Seine Saint-Denis comptait en 2012, 987 établissements scolaires pour 295 155 élèves sur une population totale de 1 528 413 habitants. La population scolarisée représentait donc presque 20% de la population totale (source : http://www.dsden93.ac-creteil.fr/spip/etre-ecolier-en-seine-saint-denis.pdf
3 (Source : http://www.solidaires-saintdenis.org/2016/05/video-et-photos-4-mai-les-mals-loge-e-s-et-leurs-soutiens-expulse-e-s-violemment-de-la-basilique-nuit-debout-sur-les-violences-polic
4 Au 48 rue de la République, 45 familles se sont retrouvées à la rue suite à l'assaut du Raid, le 18/11/2015, seules 14 ont été relogées. Au 3-5 rue Viollet le Duc, 35 habitant-es dont 3 familles avec enfants scolarisés ont payé le lourd tribut du plan de rénovation du centre-ville qui a amené à leur violente expulsion le 11/03/2016 (seule une seule famille est prise en charge). Au 17 rue Catulienne, suite à un incendie le 31/03/2016, 50 personnes dont 15 enfants ont été brutalement sinistrées (seules les familles avec enfants ont eu des propositions d'hébergement d'urgence) (source : http://www.solidaires-saintdenis.org/2016/05/manif-mercredi-4-non-aux-expulsions-un-logement-pour-tou-te-s.html
5 Source : http://www.acpm.fr/Support/le-figaro-magazine

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