Mémoire des luttes : la marche de 1983 (Farid L'Haoua)
Mon parcours de vie m’a obligé à me débrouiller tout seul et m’a amené à m’engager, à militer. Fils d’immigré , j’ai grandi dans une petite cité H.L.M, à Vienne, dans l’Isère. Très rapidement j’ai eu la chance d’aller à Lyon pour participer à des luttes un peu plus importantes et un peu plus construites que celles auxquelles j’avais participé jusque là.
Premières étapes d’un itinéraire de lutte
Ma première lutte, j’avais 17 ou 18 ans, à l’occasion du Printemps berbère et des événements qui se sont déroulés en Algérie. Ensuite est venue la lutte contre le Code de la Famille qui, en Algérie, autorise tout homme à avoir un pouvoir, un ascendant direct sur sa femme, sur sa sœur. Et il est bon de rappeler que l’Algérie se nomme d’ailleurs République algérienne démocratique et populaire avec comme religion d’Etat «l islam ».
Ensuite, les premiers actes de violences policières et sécuritaires en France, les premières agressions auxquelles mes amis et mes camarades, avec qui je jouais, se trouvaient confrontés, m’ont amené à militer à Zaâma d’banlieue et là nous nous sommes retrouvés bien seuls. Le mot d’ordre de l’époque c’était l’autonomie, l’objectif, nous débrouiller par nous-mêmes, filles et garçons ensemble.
A l’époque, un certain nombre de questions ne se posaient pas comme elles se posent aujourd’hui.
Très vite, nous avons cherché des appuis, mais ni de la part de nos aînés, ni de ceux qui les entouraient, ni au niveau de la mairie nous n’avons trouvé de soutien, pas même non plus de la part de nos organisations, par exemple de la part de l’Amicale des Algériens en Europe qui était plus là pour nous « encadrer » et nous empêcher de faire des choses par nous-mêmes.
Nous avons donc grandi par nous-mêmes, tout doucement par nos luttes, nos actions. Cela s’est fait au prix de la sueur et des larmes parce que certains d’entre nous ne sont plus là, ont disparu.
A tous et toutes, filles et garçons, jeunes et vieux, je vous conseille le livre « La Marche pour l’Egalité et contre le Racisme »[1] d’Abdellali Hajjat qui, en utilisant surtout les archives administratives de la police et de la préfecture, a écrit un le magnifique livre sur la Marche.
[1] Paris, éditions Amsterdam, 2013
Dans cet ouvrage, l’accent est mis sur l’aspect post-colonial de notre traitement que l’on a réservé à toute cette partie-là de la jeunesse de France et qui a été le nôtre.
A l’époque de la Marche, j’avais 25 ans et j’étais un peu plus mûr, je faisais partie de la FASTI (Fédération des Associations de Solidarité avec les Travailleurs Immigrés). C’est de cette façon-là que je suis entré dans la Marche. Je devais juste organiser une étape entre Valence et Lyon . Il se trouve que les marcheurs ont souhaité que je reste avec eux et que je participe à cette « affaire-là ».
En réponse à la montée des violences racistes et sécuritaires
Au départ, la dénomination de la marche était « Rengainez, on arrive ! », ce qui l’axait vraiment sur les violences policières et les crimes sécuritaires qui s’étaient succédé. Toumi Djaïdja, qui était président de SOS Avenir Minguettes, une association de loi 1901, venait de recevoir une balle dans le ventre en juin 83, à Lyon ou plus précisément à Vénissieux où la situation était déjà plus qu’explosive, à la limite de la guerre civile, puisqu’on avait élevé des barricades et que des armes circulaient même dans tous les quartiers populaires.
Deux grosses tendances étaient en présence, de mémoire – ma mémoire-, il y avait d’un côté des autonomistes très actifs en région parisienne, le MIB (Mouvement de l’Immigration et des Banlieues), inspiré du mouvement Rock Against Police, et de l’autre, côté région lyonnaise, Zaâma d’Banlieue et un autre mouvement beaucoup plus en lien avec les organisations de solidarité autour de la Cimade et plus éducation populaire
A l’origine de la Marche, l’affaire Toumi Djaïdja, bien évidemment. Et puis l’attentat de Marseille, commis dans un camp gitan de la Cayolle où une bombe avait été placée qui avait tué un enfant.
Il faut se rappeler le contexte de l’époque : une période caractérisée par une montée de l’extrême droite, organisée, structurée, bien aidée par les pouvoirs en place et qui n’hésitait pas à commettre des crimes racistes et /ou sécuritaires.
Une expérience formatrice
Au départ, la Marche était une sorte de cri de rage, on voulait se faire entendre et il se trouve que l’initiative a eu un certain écho, comme on dit, la mayonnaise a pris.
Le contexte, c’est aussi le développement des radios libres, du droit d’association, une certaine gauche au pouvoir bien sûr, il n’y avait pas d’Internet, pas de téléphones portables, les journalistes, comme ceux de Sans frontière, Radio Gazelle ou ceux de Radio Beur, faisaient des cassettes qui circulaient par le train, par un système de porteurs de cassettes. Cela mettait un certain temps, mais nous étions somme toute bien organisés.
Il existait également un magazine qui s’appelait « Sans frontière ». Une certaine effervescence donc. Et pour nous qui n’étions jamais sortis de nos quartiers, qui ne savions pas même où était la Palestine, l’Afrique du Sud et qui ne savions pas comment était la campagne française, la France et ses autres habitants, avec Sans Frontière, on a eu ce lien avec nos amis Marocains, Tunisiens. On a eu aussi et surtout le lien avec les générations précédentes, avec les ouvriers qui menaient des luttes tout en étant eux-mêmes tout à fait isolés. On a fait ce travail de mémoire avec nos pères (papas), et nos pairs, nos semblables.
La Marche
Je ne vais pas en faire une analyse, je préfère m’en tenir à ce que j’ai vécu, à mon souvenir à moi. La Marche, c’était un groupe de garçons et de filles (Khéra, Fatima, Cécile, Malika, Marie-Laure ..) des femmes fantastiques, qui avaient déjà une vie fabuleuse !
Durant ce périple j’ai fait des photos, j’avais un bon appareil reflex, un mois de salaire ! Et ces photos, je les ai gardées presque quinze ans dans un classeur. Et un jour je les ai sorties : j’en avais marre, que tant de gens puissent se prétendre « marcheurs de 83 » ou ayant fait la Marche ! Tous dans leur C.V. mentionnent leur participation à cette Marche.
Certains sont devenus ministres ou secrétaires d’Etat. Il y a bien sûr Azouz Le gag ( !) et si je me permets cette ironie à son égard, c’est en réponse aux insultes que ce monsieur a proférées publiquement contre nous.
A partir des clichés pris, j’ai fait un travail de mémoire qui a donné lieu à un livre de photos[1], des photos que j’avais faites à l’époque pour montrer de l’intérieur les événements, tout ce qu’on a pu traverser comme émotions dans une histoire où l’on n’a rien gagné. Aucun de nous n’est devenu ministre, aucun de nous n’est devenu millionnaire, et ce n’est pas un regret mais bien une fierté que j’exprime ici : on a tous eu nos vies, bonnes et mauvaises, certains d’entre nous ne sont plus là, mais le temps de la vie à fait son œuvre.
Cet événement – cela va peut-être choquer certains d’entre vous- mais je dirais que cela a été un énorme dépucelage, un dépucelage idéologique pour une génération d’enfants de la République, filles et garçons qui avaient grandi dans les quartiers populaires.
Sur la route de l’émancipation
Je suis arrivé en France, j’avais deux ans, j’ai grandi dans les bidonvilles, les cités. Je me suis émancipé comme des millions d’autres. On a mis le pied à l’étrier de gens pour qui on s’était battus, certains d’entre eux sont entrés dans la militance et continuent à se battre. Je les considère avec bienveillance et respect.
D’autres ont eu des parcours personnels : Djida Tazdaït est devenue députée européenne tandis que d’autres comme Karim Zeribi[2] se sont retrouvés en difficultés Un regret cependant, que trop peu d’entre nous aient apporté dans le mieux vivre ensemble quelque chose de ce que nous sommes réellement, sans pour autant éprouver le besoin de se « blanchir » comme France Plus.
On n’a eu de cesse de dire qu’on était des Français à part entière et pas des Français à part. Et ce slogan n’a malheureusement rien perdu de son actualité.
Par ailleurs, dans le contexte de l’époque, la question de l’islamophobie ne se posait pas en ces termes : elle n’avait pas l’actualité qu’elle a aujourd’hui, peut-être n’étions-nous pas assez sensibles ou vigilants concernant cette question. Mais on se battait tout de même pour que l’islam des parents et le nôtre au sens spirituel et culturel se vive dans les meilleures conditions possibles au sein de la République.
Au delà des revendications
Un assassinat qui pour moi a été emblématique, et qui s’est déroulé durant la Marche, c’est celui d’Habib Grimzi qui a été torturé et défenestré du Bordeaux-Vintimille.[1] Par sa sauvagerie, ce crime odieux avait créé un véritable électrochoc dans la société française d’autant qu’il venait après de nombreux autres assassinats. Plusieurs ouvrages d’ailleurs relatent ces crimes racistes.
La Marche avait au départ pour revendication que le ministère de la Justice requalifie ces crimes et qu’ils soient passibles des Assises. Pour une Mobylette volée, une chapardise, on pouvait prendre un an de prison ferme, pour avoir assassiné quelqu’un - un jeune Arabe- le criminel avait la possibilité de s’en sortir avec 6 mois de sursis.
La moitié des marcheurs étaient des enfants de travailleurs immigrés algériens, la moitié des enfants de supplétifs algériens. Et cela a été la rencontre avec une histoire que nous ne connaissions pas, nous jeunes.
La Marche a ainsi été pour moi une occasion de me réapproprier une partie de ma mémoire, de la mémoire de mes parents, de l’histoire du pays et même du continent d’où je venais.
Elle a été aussi l’occasion de comprendre les codes de la société française, de m’en emparer et de voir comment fonctionnaient et la société et l’Etat français…
… et puis ce que j’ai appris, et que je n’ai jamais oublié, c’est que la lutte contre le racisme, contre tous les racismes, c’est un combat journalier, quotidien, et pas seulement à l’occasion d’une journée, mais un combat de tous les jours.□
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